Dialogues # 04 mai 2024 - Elya Birman et Clémentine Niewdanski: La compagnie Livsnerven: Mettre en scène les grands textes classiques et contemporains
Elya Birman et Clémentine Niewdanski :
La compagnie Livsnerven : Mettre en scène les grands textes classiques et contemporains
Invités : Clémentine Niewdanski et Elya Birman
Animateurs : Paul Roussy et Christine Bessi
Techniciens : Celian Vianez/Alexandre Waelbrouck/Enrico Mastrogiovanni
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Présentation des invités
Clémentine Niewdanski, comédienne et metteuse en scène, s’est formée à l’école Claude Mathieu, Au théâtre, on a pu la voir, entre autres, dans Victor ou les enfants au pouvoir de Vitrac, Le Locataire Chimérique de Topor, Redis-le me (Bourvil et Fernandel), Jeux de mots laids pour gens bêtes (Boby Lapointe). À l’image, elle a travaillé sous la direction de Pascal Chaumeil, Alain Tasma, Fabien Gorgeart, Cécile Mille. En 2021, elle a été sélectionnée au LABEL Interprétation de la Maison du Film, pour son rôle dans Série-Chérie, réalisé par Nicolas Ducray. Elle vient de tourner sous la direction de Martin Provost (Bonnard, Pierre et Marthe) aux côtés de Vincent Macaigne, et de Yvan Attal (Un coup de dés n’abolira jamais le hasard) avec Guillaume Canet.
Elya Birman, comédien et metteur en scène, s’est formé au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris (promotion 2004), où il a pour professeurs Eric Ruf, Joël Jouanneau, Daniel Mesguich et Gérard Desarthe. Il a travaillé sous la direction de Pauline Bureau (Roméo et Juliette aux Ateliers Berthier – Théâtre de l’Odéon, Cinq minutes avant l’aube au Festival In d’Avignon 2006. De 2010 à 2013, il a été comédien permanent au Centre Dramatique National de Sartrouville, dirigé par Laurent Fréchuret.
Vous avez créé ensemble la compagnie Livsnerven en juin 2016; vous avez monté et adapté ces 3 oeuvres :
Les Fâcheux de Molière en 2016
Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo en 2019
Vernon Subutex de Virginie Despentes en 2024
Votre équipe pour Vernon Subutex : Pauline Mereuze, Jean-Christophe Laurier, Nolwenn Le Du, Vincent Hulot.
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Le problème : “Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, qu’attendent-ils ? Ils tendent au bonheur. Ils veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d'un côté éviter douleur et privation de joie, de l'autre rechercher de fortes jouissances.” “Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée ou son amour” Freud, Malaise dans la civilisation
Deux tentations donc:
- Vivre en ermite et se prémunir contre les autres.
- Vivre en termites, soumis à l’instinct grégaire et naturel.
- Ou bien choisir par son travail de lutter pour une cause qui nous dépasse, nous engage: “travailler avec d’autres au bonheur de tous” S.F, MC
Présupposé : le théâtre: catharsis histoire d’un dépassement individuel, d’une lutte à mort pour vaincre la/sa nature : “Ils disaient personne n’ira c’est impossible… Alors moi j’irai”. Les travailleurs de la mer
3) Qui est Gilliatt pour vous?
“Quelqu’un a écrit quelque part : – une idée fixe, c’est une vrille. Chaque année elle s’enfonce d’un tour. Si on veut nous l’extirper la première année, on nous tirera les cheveux ; la deuxième année, on nous déchirera la peau ; la troisième année, on nous brisera l’os; la quatrième année, on nous arrachera la cervelle.” Les travailleurs de la mer.
-Un ”héros vibrant et élastique” ?
- Un homme de bonne volonté ?
- Un tenace/ un entêté à l’idée fixe ?
- Un obstiné, un acharné, un “vrillé”, une tête brûlée ?
-Un sauvage ? Un collectionneur maniaque ? Un bricoleur de la pensée sauvage de Lévi-Strauss, quelqu’un qui collecte et classe des instruments possibles pour agencer le réel et lui donner une forme : “L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir.” La pensée sauvage, 1962
-Un punk, précurseur de Vernon?
-Un heureux perdant ? Uu fou extravagant? Ajuste-t- il sa volonté à quelque chose de raisonnable? Ou bien est-il dans un délire?
4) Elya Birman, pourriez-nous nous redire la magnifique tirade de la Providence, ce concentré de la philosophie de Victor Hugo ? Est-elle la sagesse d’un perdant de la lutte pour la justice et l’amour ? Celle d’un rêveur qui préfère le rêve au réel ? “L’homme est le patient des événements. La vie est une perpétuelle arrivée ; nous la subissons. Nous ne savons jamais de quel côté viendra la brusque descente du hasard. Les catastrophes et les félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inattendus. Elles ont leur loi, leur orbite, leur gravitation, en dehors de l’homme. La vertu n’amène pas le bonheur, le crime n’amène pas le malheur ; la conscience a une logique, le sort en a une autre ; nulle coïncidence. Rien ne peut être prévu. Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La conscience est la ligne droite, la vie est le tourbillon. Ce tourbillon jette inopinément sur la tête de l’homme des chaos noirs et des ciels bleus. Le sort n’a point l’art des transitions. Quelquefois la roue tourne si vite que l’homme distingue à peine l’intervalle d’une péripétie à l’autre et le lien d’hier à aujourd’hui.”
5) Et si nous parlions de la scénographie d’Estelle Gautier : elle vous suit dans votre travail commun et le construit avec vous : Comment dans une grande économie de moyens, le théâtre parvient-il à figurer des vaisseaux improbables, des machines extraordinaires ? Qu’est-ce qui permet à la scénographie de s’adapter au comédien et non l’inverse ?
- le bric-à-brac d’échelles figurant la Durande: une machine à rêver : “Quant à moi, je me borne à rêver. Je voue mon esprit à contempler le monde et à étudier les mystères. Je passe ma vie entre un point d'admiration et un point d'interrogation.” V. Hugo, Voyage aux Pyrénées
-Evocation de l’echelle de Jacob, instrument à rêverie très présent dans le texte d’Hugo (rêve de Gilliatt plus réel finalement que la vie elle même) “ l’épuisement des forces n’épuise pas la volonté. Il se réveillait plein de pustules. il se rendormait et entendait chanter Deruchette; il rêvait. il était dans le réel.”
- Réminiscence de bienvenue dans l’angle alpha de Judith Bernard, adaptation de capitalisme, désir et servitude de F. Lordon : Les échelles : métaphore de la lutte pour la production et la consommation, la consumation du désir. Autre figuration du conatus : mobilisation du corps, de toute l'énergie et la pulsion de vie et d’ordre
6) Résumé : Vernon Subutex : Il a 45 ans. Il est disquaire. Ayant connu ses heures de gloire dans les années 80, la crise du disque lui fait perdre son emploi, et de fil en aiguille son appartement. Pour trouver un endroit où dormir, Vernon va devoir reprendre contact avec ses anciens amis et amies. Tous fans de rock à 20 ans, que sont-ils devenus ? À travers une galerie fulgurante de personnages désenchantés, on découvre la fin d’un monde, l’impasse d’une utopie de jeunesse. Peu à peu, Vernon glisse vers l’exclusion sociale et se retrouve à la rue. Sur scène : guitare électrique, clavier et batterie, en live. Les comédiens ne quittent pas le plateau en passant d’un personnage à l’autre. Un acteur, au contraire, joue toujours le même rôle : c’est Vernon Subutex.
7) Pourquoi vouloir monter Vernon Subutex ? Déjà monté en série,adapté en BD par Luz ? Est-ce par besoin de se rassembler justement, se rencontrer, refuser l’atomisation sociale : saisir sur le plateau le sens et le creux du travail de Despentes : une empathie pour des personnages de tous milieux, tous en risque extrême de désocialisation (ermite ou termite), de repli, de honte ou de mépris et traversés par les haines, les peurs et malheurs de l’époque ?
8) Eprouvez-vous comme Despentes cette nostalgie de cette époque des années 80 ? Cette nostalgie décrite dans Cher connard (2023) ce livre écrit pendant le confinement qui a précipité à la fois les peurs, le repli sur les séries et netflix ou pire sur la vie virtuelle des réseaux, la violence et la souffrance de l’isolement. Le théâtre répond-il à ce lieu de vie et d'expérimentation, d'improvisation et de liberté, de créativité ? “Je viens des années 80 on se construit toujours dans la décennie dans laquelle on a eu vingt ans et je peux te dire que c'était la détente la plus totale, à l'époque. Dès que tu avais fomenté une théorie à la con, tu te dépêchais de monter sur une chaise pour la déclamer à voix haute et il y avait toujours quelqu'un dans l'audience pour trouver ça intéressant. C'était la logique inverse de celle des réseaux sociaux : plus c'était minoritaire, plus ça semblait important. On n'était pas à la pêche aux likes. C'était le contraire : on tenait à être haïs par les cons. Ça avait son charme aussi. Profite de ce qui t'arrive. C'est plus intéressant que recevoir le prix du supermarché du coin”. C C, V.Despentes
9) « Souviens-toi Vernon, on entrait dans le rock comme on entre dans une cathédrale et c’était un vaisseau spatial cette histoire” : Quelle est la place de la musique dans la pièce ? Des acteurs musiciens ? Toute une culture rock’n roll (« On vivait dans le larsen des micros ouverts, le chuintement du jack qu’on débranche, la chaleur des projos. ») s’exprime dans l’oeuvre de Despentes et dans votre pièce où vous vous improvisez tous musiciens d’un soir pour une création où chacun bricole et crée librement: On pense en lisant votre note d'intention à toute une génération du fanzinat et au film russe de Kirill Serebrennikov, Leto qui dit tout de l’espoir d’une génération du rock russe dans les années 80, pendant la Perestroïka (Kino, Boris Grebenshikov) : Une génération rêvant d’amours libres, de politique non autoritaire, d’ouverture musicale et sociale, de mélanges de genres, de mouvement et de vie, d’absence de clôture entre ceux et celles qui élèvent les enfants et ceux qui créent, les artistes et les spectateurs, ceux qui produisent et ceux qui se reproduisent. L’écriture de V.Despentes diagnostique des symptômes, elle appuie là où ça fait mal, là où la société se délite, s’atomise. On le voit dans les catégories de personnages. Toutes les classes sociales sont là : Des prolos aux ultra riches. Et on les regarde. Parfois avec dégoût, quelquefois avec pitié, souvent avec tendresse. Quels sont les personnages que vous retenez ? Et lesquels devez-vous à regret abandonner ou sacrifier ? Y a t il “des femmes, des meufs à la con, comme elle le dit dans Cher connard” qui sont toujours des compléments d’objet, jamais des verbes” ? Parlez-nous de la hyène.
10) En quoi le théâtre nous permet de penser l’actualité, la mise à l’écart de ceux qui vivent à la marge ? Qu’est-ce qu’écrire l’histoire d’une vie à la rue et retrouver une narration de la chute ?
“Pourquoi on nous tolère encore en ville ? Ils ont arraché les bancs, ils ont aménagé les devantures des magasins pour être sûrs qu’on ne pouvait s’asseoir nulle part, mais on ne nous ramasse pas encore pour nous mettre dans des camps, et ce n’est pas parce que ça coûterait trop cher, non... c’est parce que nous, on est les repoussoirs. Il faut que les gens nous voient pour qu’ils se souviennent de toujours obéir.” Sonia, Vernon Subutex
Musique :
1)Hegal egiten, Itoiz
2)Summertime, Janis Joplin
A lire :
-Les travailleurs de la mer, Victor Hugo, Livre de poche.
-Adaptation des travailleurs de la mer, par C. Niewdanski et E. Birman, Harmattan théâtre, 2023
- Vernon Subutex, 1 et 2, Virginie Despentes, Livre de poche 2015
- Malaise dans la civilisation, S. Freud, Payot
A voir :
-Vernon Subutex par la compagnie Livsnerven
- Jeudi 16 mai – Centre culturel Juliette Drouet à Fougères, 20h
- Du 3 au 21 juillet – Avignon off – Théâtre du Train bleu, 22h25
Documentaire sur les fanzines https://fanzinat.fr de Laure Bessi, Guillaume Gwardeath et Jean-Philippe Putaud-Michalski.
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