Dialogues # 07 janvier 2023 - Daniil Beilinson et André Markowicz, "Et si l'Ukraine libérait la Russie"
Dialogues #4 : Et si l’Ukraine libérait la Russie, Daniil Beilinson et André Markowicz
Animatrice : Christine Bessi pour le collectif Dialogues / Techniciens : Amazir Hamadaïne-Guest et Axel Aubry
Pour écouter le podcast, c'est ici : https://soundcloud.com/user-657209794/dialogue-2023-01-07-pad?si=f87ed9d1294d439eb7db0475b5e2703c&utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing
Quelques élements d'approfondissement du dialogue. Ce texte constitue la préparation de l'entretien entre A. Markowicz et D. Beilinson.
Présentation générale:
Bienvenue dans notre émission Dialogues, consacrée aujourd’hui à un échange entre André Markowicz et Danill Beilinson. J’ai une pensée toute particulière pour Andrei et Laetitia Kouzmenkov, tous deux brillants et humbles journalistes, formés à l’ecole de journalisme de Bruxelles, qui m’ont aidée à préparer cette émission avec vous et grâce à qui nous connaissons Daniil et son épouse Assia. Je voudrais que nous dédions cette émission à la mémoire de Micha Kouzmenkov, le grand frère d’Andreï, soldat bielorusse, mort pendant la guerre de Tchétchénie.
André Markowicz, vous êtes né à Prague et avez été élevé par votre mère et votre grand-mère, dans la langue et la littérature russes. D’abord, traducteur du russe et de l’anglais, penseur et écrivain soucieux de la mémoire orale ; à la suite de Michel Aucouturier et Véronique Lossky et d’une longue tradition de grands traducteurs, vous êtes le passeur génial de la langue russe en France, dans vos prises de parole régulières et au travers de vos nouvelles traductions chez Babel de Dostoïevski et surtout de Tchekhov avec Françoise Morvan, mais aussi des poètes : D. Harms, A. Blok, C.Reznikoff, O. Mandelstam, A. Akhmatova et M. Tsvetaeva. Nous aurons l’occasion de parler plus longuement de votre travail éditorial avec Françoise Morvan dans 15 jours. Nous nous attacherons aujourd’hui exclusivement à votre travail d’information et de chronique de la guerre en Ukraine. Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation aujourd’hui.
Daniil Beilinson, vous êtes né à Moscou et réfugié russe en France avec votre épouse et vos deux enfants depuis début mars. Vous êtes programmeur informatique au départ et vous avez créé une organisation de défense des droits de l’homme en 2011, OVD info, suite aux irrégularités aux élections législatives. Merci d’être là avec nous. Nous vous remercions beaucoup de cet échange que vous avez accepté tout de suite l’un et l’autre, sans même vous connaître. En dehors de la rencontre toujours humaine qu’impliquent nos dialogues, c’est aussi un symbole que de commencer l’année 2023, le jour où les Russes orthodoxes sont invités à célébrer Noël seuls, non pas en paix, ni en “opération spéciale” mais en guerre. Nous allons nous attacher à éclairer nos auditeurs sur le sens de votre précieux travail d’information, son engagement et son éthique, quoique vous ne soyez ni journalistes, ni historiens, ni experts en géopolitique. Nous échangerons en français et en russe, selon ce qui vous vient, puisque vous êtes tous deux de langue maternelle russe et que Daniil est plutôt anglophone. Nous vous remercions, André Markowicz, pour votre traduction spontanée si précieuse pour nous entendre et comprendre.
Nous voudrions montrer avec vous aujourd’hui, qu’une parole commune est possible, si et seulement si, la parole poétique ne fait preuve d’aucune naïveté, n’offre aucun réconfort, ne se soumet à aucun intérêt partisan, puisqu’elle doit être le signe véritable de la résistance à la communication et à la langue de bois, en particulier lorsque des vies humaines sont soumises à une telle barbarie.
L’art et la poésie sont des forces qui donnent du prix à la vie, la rendant plus belle et digne en s’opposant radicalement aux tendances destructrices de la guerre.
L’émission suivra 6 voies :
-Vos chroniques ukrainiennes sur Facebook, André Markowicz : Penser le 24 février, une rupture ontologique.
-La définition de l’honnêteté intellectuelle à partir du récit des faits avec vous Daniil et vous-même André Markowicz.
-L’actualité de la lutte pour les droits de l’Homme en Russie aujourd’hui.
-L’espoir pour la société civile russe : Et si l'Ukraine libérait la Russie !
-L’exil des Russes en Europe.
-L’invention d’une nouvelle narration fondée sur la lecture de Tchekhov pour une identité plurielle qui ne nie pas l’autre mais refuse l'épopée.
1) Chronique ukrainienne
A. Markowicz, dans votre journal ouvert à tous, que vous tenez depuis juin 2013 à raison d’une publication de texte tous les deux jours et qui tient lieu à la fois du journal d’écrivain, de traducteur mais surtout d’observateur des événements et faits de l’actualité, d’une langue vouée à la dissimulation et la manipulation, vous décryptez les mécanismes de la rhétorique totalitaire, du fascisme rampant, à la manière de Viktor Klemperer ou d’Armand Robin. A l’occasion d’une de vos publications du 8 novembre critique d’une tribune pacifiste dans l’Humanité et relayée par actualitté, vous invitez à rectifier certaines prises de parole collectives. Lors de cette publication sur votre journal facebook, intitulée “De l’armée russe et des pacifistes français”, votre indignation fait rupture entre le récit de la guerre, deux jours auparavant ("à l’est, rien de nouveau"), et les conséquences qu’elle implique pour nous qui n’y sommes pas réellement engagés dans notre vie quotidienne sinon par notre indifférence ou l’habitude de céder à la simplification ("négocier, une note brève"). Cette tribune signée par des poètes et des intellectuels fut diffusée et partagée plusieurs fois sur les réseaux sociaux ; elle participait, d’une certaine façon, de la guerre de l’information menée depuis le début de la guerre.
A l’origine de cette émission donc, une prise de conscience.
André Markowicz, que disait votre chronique ukrainienne du 8 novembre ? Pourquoi éprouvez-vous régulièrement le besoin de dire la honte, la vôtre et celle que les autres devraient ressentir lorsqu’ils s’expriment sur ce conflit ?
En 1950, Boris Pasternak refuse de signer l’appel de Stockholm pour la paix. Appel de Stockholm, mars 1950. "Nous exigeons l’interdiction absolue de l’arme atomique, arme d’épouvante et d’extermination massive des populations. Nous exigeons l’établissement d’un rigoureux contrôle international pour assurer l’application de cette mesure d’interdiction. Nous considérons que le gouvernement qui, le premier, utiliserait, contre n’importe quel pays, l’arme atomique, commettrait un crime contre l’humanité et serait à traiter comme criminel de guerre. Nous appelons tous les hommes de bonne volonté dans le monde à signer cet appel."
Dans les annotations à la correspondance entre lui et sa femme Evguenia, son fils raconte que beaucoup lui reprochaient de refuser de signer cet appel à la paix car nous n’étions plus en 1937. Mais, Pasternak répondait que personne n’avait besoin d’appel pour être convaincu que la paix est une bonne chose et que la guerre est une horreur. Cela ne servait à rien de signer ces papiers: ce qu’il fallait c’était cultiver en chacun l’amour de la vie et le fait qu’elle mérite d’être vécue. Il fallait rendre la vie simplement plus humaine, plus précieuse de telle sorte que les hommes n’aient pas envie de la perdre. Car, quand la vie ne vaut rien, on ne craint pas de la donner pour n’importe quoi et c’est là qu’on est prêt pour la guerre.
2) L’honnêteté intellectuelle : Raconter et dire les faits
Qu’est-ce qu’on risque quand on brandit une pétition de ce type contre la guerre en Russie, aujourd’hui ? Est-ce la même peine que quand on sort avec une affiche, ”j’aime mon papa”, “un livre de guerre et paix,” une feuille blanche”, “non à la guerre, contre le fascisme” ? Quelle est la peine pour le crime de celui qui est dit “discréditer” l’armée ou le gouvernement aujourd’hui en Russie ?
André Markowicz, dans quelles conditions peut-on continuer à informer et dialoguer selon vous ? En Russie, on fait plus simple. On interdit les médias ou on bloque l'accès aux sites internet, donc le dialogue n'est plus possible… L’information étant aujourd’hui largement partagée sur les réseaux sociaux, vous vous attachez prioritairement à ce média (facebook) parce qu’il constitue un moyen terme entre l’oral et l’écrit, comme vous le dites dans la préface de vos premiers partages édités chez Inculte ? Quelle force constitue donc ce média pour vous, encore aujourd’hui ?
b) Votre texte porte une double interrogation : “Et si l’Ukraine libérait la Russie” ?
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S’agissait-il d’abord, au début de la guerre, d’inverser la rhétorique de la propagande et de répondre à l’indécence de traiter les ukrainiens de “nazis” par la décence ordinaire de monsieur-tout-le monde : décence de celui qui continue à espérer qu’une guerre peut être gagnée par ceux et celles qui sont agressés et se défendent à bon droit ? La victoire de l’Ukraine par la reconquête de ses territoires originels avant l’annexion de la Crimée.
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Ou d’inverser les catégories logiques normales : poser un futur à partir d’un conditionnel. En posant un optimisme, peut-être contre tout réalisme, ou bien davantage, non pas un rêve (un “et si c’était vrai”), mais une idée rationnelle d’un progrès possible, une idée régulatrice au-delà de tout découragement défaitiste (un ordre cumulatif à partir des gains et pertes des batailles de la guerre, de l’examen de l’éthique et de la politique à partir de l’observation du respect du droit de la guerre de chacun des partis).
Que se passerait-il si l’Ukraine libérait effectivement la Russie (de son mythe d’un “monde russe”, d’un Empire, de l’illusion d’être une forteresse assiégée ?
C) Qu’est-ce qui doit engager une parole d’intellectuel ou de poète aujourd’hui, celle qui comme le dit Celan dans renverse du souffle, “témoigne pour le témoin”? Qu’est-ce qui les autorise à se faire entendre pour ceux qui souffrent effectivement et réellement de la guerre, ceux et celles dont vous recueillez les témoignages vivants, Daniil ? L'honnêteté intellectuelle, pour vous deux aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? Ne peut-on la définir que négativement, contre une action ou une parole malhonnête ?
3) La lutte des droits de l’Homme en Russie :
Daniil, lors d’une de nos premières discussions avec vous, votre épouse Assia et Grigory Okhotin, tâchant de comprendre ce qu’impliquait rigoureusement la lutte pour les droits de l’Homme en Russie, vous évoquiez la disproportion entre la peine et les actes de contestation ou de dite violence pour lesquels on est arrêté en Russie lors d’une marche pacifiste. Vous rappeliez que la violence est et a toujours été exclusivement exercée et de manière tout à fait ultra violente et illégitime par l’Etat en Russie et non pas par la société civile qui, pour ainsi dire, n’existe pas.
Ainsi, si les mouvements de protestation en Russie tirent leur principe d’action d’une conscience individuelle et d’une dissidence, il s’agit bien d’une minorité mettant en cause le modèle de société construit par près d’un quart de siècle de poutinisme et assis sur plusieurs décennies et siècles d’arbitraire et de totalitarisme où la vie privée de l’individu ne compte pas. Grigori Okhotin indiquait que la contestation se fondait souvent sur une lecture de Popper et de B. Russel. Pour Popper, la tâche de la politique doit être modeste et raisonnable. Une société ouverte et non fondée sur les valeurs traditionnelles et religieuses correspond à une société démocratique gouvernée par la raison, donnant la priorité à l’indépendance de l’individu et aux décisions raisonnables. L’expérience a montré que rien n’est pire que des utopies réalisées. Il ne s’agit donc pas d’œuvrer à une société idéale, parfaite, mais de circonscrire les maux sociaux. En effet, le rêve d’un monde parfait aveugle et empêche l’action pas à pas, plus modeste, l’action qui répare.
“Mais vouloir le bonheur du peuple est, peut-être, le plus redoutable des idéaux politiques, car il aboutit fatalement à vouloir imposer aux autres une échelle de valeurs supérieures jugées nécessaires à ce bonheur. On verse ainsi dans l’utopie et le romantisme ; et, à vouloir créer le paradis terrestre, on se condamne inévitablement à l’enfer.“ La société ouverte et ses ennemis, K.Popper.
André Markowicz, vous parlez dans votre livre de “réparer les vivants contre la folie des hommes”, de penser et panser l’après, pour les massacrés, les orphelins, les mutilé-e-s de la guerre, ceux et celles qui restent dévastés, qui ont vécu l’occupation, retrouvent leur maison et la terre elle-même, souillée, détruite, devenue inhospitalière pour plusieurs générations.
4) L’espoir pour la société civile russe?
Nous avons suivi l’emprisonnement arbitraire d’Ilia Yachine et d’Alexeï Gorinov, les peines de prison longues qu’ils encourent, d’autres opposants sont enfermés et n’ont pas de noms. Pourriez-vous nous parler de tous ces anonymes qui osent défier la répression depuis février? Que peut faire votre organisation aujourd’hui pour soutenir la société civile russe soumise à la propagande et maintenant à la terreur ?
Daniil Beilinson, votre organisation suit de près les arrestations et les poursuites des gens qui osent protester contre cette guerre. Il y en a beaucoup encore aujourd’hui ? Quels sont les noms et les histoires singulières de ces personnes qui osent ou ont osé protester contre la guerre ?
5) Vivre dans l’exil
Comment se fait l’exil des Russes depuis février et depuis la mobilisation de guerre ? Quels sont les pays qui assurent majoritairement cet accueil ? Si l’exil est une chance dans les conditions de durcissement du régime russe, quelle est la difficulté aujourd’hui des Russes dans l’exil ? Sont-ils considérés comme traîtres et peuvent-ils envisager un retour pour construire cette autre Russie ?
6) Inventer une nouvelle narration contre une prétendue réunification de la Grande Russie
A. Markowicz, vous dénoncez depuis très longtemps déjà la triade d’Ouvarov : autocratie, orthodoxie, principe national. Vous reprenez de manière très concise ce principe hérité de la Russie impériale, créateur d’un mythe. Puisque cette création mythologique veut prendre appui sur des symboles historiques ou littéraires, vous proposez de sortir de cette narration.
Pourquoi pensez-vous que cette identité narrative nouvelle pourrait se fonder, non pas sur les seuls concepts mais sur l’enseignement de la littérature et en particulier du théâtre de Tchekhov ? (là où ont commencé, comme vous le rappelez, les premières batailles de cette guerre : dans la Cerisaie). Dans une Russie qui ne verrait pas dans l’Occident la seule décadence des valeurs familiales et culturelles, “la gayeuropa”, mais se reconnaîtrait des racines profondément européennes, humanistes et plurielles, qui miserait sur un temps long pour s’arracher à la longue violence de son histoire. Cette Russie ouverte, qui parlerait plusieurs langues et non pas seulement l’unique novlangue de la propagande de la TV russe et dont Verchinine attend l’avènement dans les 3 sœurs de Tchekhov. Ce travail est accompli par l’immense travail de traduction et de passage des philosophes européens par Constantin Sigov et on pourrait imaginer que les travaux des premiers philosophes russes formés à la phénoménologie, Gustav Speth par exemple, servent de base à ces rapprochements.
Cet humanisme européen qui unissait russes et français au début de la seconde guerre mondiale dans les premiers réseaux de résistance du musée de l’Homme (Anatole Lewitsky, Boris Vildé fusillés au mont Valérien) serait à reconstruire pour penser un nouvel ordre et équilibre des puissances. En cela, André Markowicz, vous anticipez dans ses récents entretiens avec la journaliste Laure Mandeville, lorsque l’Ukraine se lève, les propos du philosophe Constantin Sigov. Se référant au philosophe Paul Ricoeur, celui-ci propose, à partir de la résistance ukrainienne, de construire une nouvelle histoire et une identité, non fondée sur la répétition du même mais changeante et plurielle, forte de ses contradictions.Il s’agit d’abandonner l’image d’un monde passé, fasciné par l'épopée, glorieux, viril et fort, pour lui substituer un monde en transformation: cosmopolite et non pas seulement patriote, démocratique et non nationaliste, conscient des différences et aspirations des peuples: un monde surtout conscient de la perte de et des Empires et retrouvant les valeurs de l’humanisme européen.
Les Trois soeurs, A. Tchékhov
VERCHININE : Vous connaissez l’anglais ?
ANDRÉ : Oui. Notre père, que Dieu ait son âme, nous a forcés à nous instruire. C’est peut-être ridicule et bête, mais j’avoue que depuis sa mort, j’ai grossi en un an comme si mon corps avait été libéré d’un joug. C’est grâce à mon père que mes soeurs et moi, nous connaissons le français, l’allemand et l’anglais; Irina sait même l’italien. Mais que d’efforts pour en arriver là!
MACHA : Savoir trois langues dans une ville pareille, c’est du luxe. Une espèce d’excroissance absurde,un sixième doigt. Nous savons beaucoup de choses inutiles.
VERCHININE : Quelle drôle d’idée! (Il rit.) Vous savez trop de choses inutiles! Mais un être intelligent et instruit n’est jamais de trop, où qu’il soit, même dans une ville ennuyeuse et morne. Admettons qu’il n’y ait que trois êtres comme vous, parmi les cent mille habitants de cette ville arriérée et grossière, je vous l’accorde. Vous ne pourrez certes pas vaincre les masses obscures qui vous entourent; vous allez céder peu à peu, vous perdre dans cette immense foule, la vie va vous étouffer, mais vous ne disparaîtrez pas sans laisser de traces; après vous, six êtres de votre espèce surgiront peut-être, puis douze, et ainsi de suite, jusqu’à ce que vos pareils constituent la majorité. Dans deux ou trois cents ans, la vie sur terre sera indiciblement belle, étonnante. L’homme a besoin d’une telle vie; il doit la pressentir, l’attendre, en rêver... s’y préparer. Et pour cela, voir davantage, être plus instruit que ses père et grand-père. (Il rit.) Et vous qui vous plaignez de savoir trop de choses !”
Conclusion : La poésie, comme orée ou orbe : le sonnet européen comme forme et mémoire, contre le déracinement.
Daniil, dans les premières semaines de votre arrivée, je vous partageais à vous et votre épouse une image d’une sculpture de Jacques Lipchitz datant de 1940, “la fuite” et vous me faisiez connaître en retour les oeuvres de Gaïto Gazdanov : le témoignage simple et vivant de cette émigration russe, lituanienne et ukrainienne du début du siècle dernier qui gagnait sa vie de petits boulots comme chauffeur de taxi ou petits artisans, le monde des petites gens du 14e arrondissement, des taxis russes et du travail de l’exilé déclassé et/ou méprisé.
En ce sens, l’apprentissage de l’exil nous a appris mutuellement à nous connaître et il construit tout à la fois l’hôte qui accueille et celui qui est accueilli. Celui, non qui a quitté sa terre, mais y a été arraché ou en a été chassé est dit “réfugié”, “migrant”, “exilé”, “immigré”. Le philosophe urugayen exilé au Mexique, Carlos Pereda, recommande, dans son ouvrage décisif, Apprentissages de l'exil, Eliott éditions, de prendre garde aux mots, et à la suite du philosophe Frege, de s’assurer de “la couleur des mots” que nous employons lorsque nous désignons ceux qui ont tout perdu : terre, sons, odeurs, amis, famille, biens et surtout leur langue commune et quotidienne.
La violence première de l’exil, c’est d’être baigné dans la langue des autres, le flux des paroles que l’on ne comprend pas et qu’il faudra apprendre en s’arrachant à sa langue maternelle. Cela vaut pour tous les exilés. L’exilé, c’est le transterrado, le transtierro, le français dirait le nomade par excellence, le transhumant. Celui qui ne peut résister et recommencer sa vie que s’il parvient à récupérer quelques expériences de la sensation du corps, de la musique de sa langue maternelle, par exemple. On se souvient qu’H. Arendt dès son exil à Paris en 33 écrivait de la poésie pour elle-même en allemand et elle continua de le faire à New York. Ainsi, comme le dit le philosophe Pereda, l’expérience de l’exil nous instruit en 3 moments : être exilé c’est 1.perdre, 2.résister,3. se tenir à l’orée, sur le seuil pour y recommencer sa vie.
André Markowicz, puisqu’il appartient aux poètes de sauver la parole et d’assurer un lieu sûr, une maison où le visage de l’Homme peut se reconnaître, quel poème nous offrez-vous, non pas comme abri mais comme parole vivante et résistance au mensonge, pour entrer dans l’année qui commence ?
Orbe, p 19, mesures A. Markowicz, 2021
Sous l’élan de tes réponses, laisse
l’âme errer par les échos de son
rêve— “frères, nous rebondissons
comme l’amarante”, ne serait-ce
que par les réminiscences: qu’est-ce
“blanche” d’autre, vivre au gré des sons
d’une langue apprise, la maison
lourde pour que tu la reconnaisses?
Un espace souple où s’avancer
sans image, — pour balises ces
formes passagères, ce qui sonne
par surprise, se diffuse vers
va savoir et se confond dans l’air
tant que tu n’existes pour personne.
Fin de l'émission : musique: derevo, l’arbre kino.
Les conseils de lecture de Dialogues
Kari Unksova, La Russie l'été, préface et traduction A.Markowicz, Mesures, 2022
André Markowicz, Et si l'UKraine libérait la Russie, Seuil libelle, juin 2022
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