Dialogues # 01 juin 2024- André Hirt, Une vie à l’écoute de la musique et des livres
André Hirt, Une vie à l’écoute de la musique et des livres
Animatrices : Isabelle Raviolo et Christine Bessi
Technique : Bruno Mandé et Celian Vianez
Dessin de couverture et photographie : ©Jean-Luc Nancy par André Hirt
(Le texte qui suit ne rend pas compte de l'entretien mais constitue la trame de préparation générale du dialogue.)
1) André Hirt, (Re)-naître à la pensée : Lecture de l’extrait de votre voyage avec l’enfant, récit à paraître fin septembre aux éditions Grands détroits et la voix de Sarah Gorby, chantant en yiddish la prière juive du matin. (Je te rends grâce D. Vivant et éternel, car tu m’as rendu mon âme dans ta miséricorde- Grande est ta fidélité). Ces choix de texte et de musique veulent célébrer notre gratitude pour ce livre en particulier et par là, pour la généalogie d’une pensée naissante, qui s’éveille à la vie, lorsqu’elle trouve l’accord - sonne juste - touche quelque chose - le point sensible -, bien au-delà d’une théorie des idées.
Cette invitation que vous avez acceptée et ce choix de lecture et de musique célèbrent aussi un anniversaire, les 10 ans de votre livre, la grâce désaccordée (Kimé) qui, non content de prophétiser le malheur de l’époque :
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D’abord, la polémique autour d’un parrainage d’un événement censé célébrer la grâce de la poésie.
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Ensuite, l’annonce de la fin d’une émission, poésie et ainsi de suite, consacrée exclusivement à la poésie sur France Culture.
appelle à l’urgence de s’accorder sinon sur une esthétique, du moins sur une forme qui redonne à l’expérience partagée de la pensée (en philosophie, en poésie, en musique et dans tous les champs du savoir qui s’attachent à connaître ou plutôt toucher la vérité) le sentiment d’une gratitude pour la pensée et ceux qui s’y essayent (penser et remercier danken-denken, s’entendent de la même façon en allemand) et d’une exigence, une forme, une ossature qui soutient l’existence.
Nous parlerons avec vous de vos deux livres à paraître cet automne et de tous les à-côtés, en particulier, votre travail pour le blog opus 132, qui offre une liberté dans le travail parce que nourri par le travail d’écriture et de lecture des autres. Et nous en parlerons à partir d’une cicatrice, d’une trace indélébile (qui marque forcément la subjectivité de tout lecteur ) laissée par la rencontre avec l’ensemble de votre oeuvre et surtout l‘entrée dans celle-ci par la fin : la découverte de votre dernier ouvrage, Articulations de l’existence, paru chez Kimé en 2023, qui annonce par bien des points (en particulier le chapitre 9 des inconvénients d’exister) l’épilogue: un simple récit pour raconter d’où l’on vient, à défaut de savoir exactement où l’on va, de dire sans se dire, de fournir non un travail assommant d’anamnèse d’une vie et d’une oeuvre, mais de se concentrer sur le début, l’archaïque, le tout commencement pour aller à l’essentiel, puisqu’à la concentration du sensible. Comme une obéissance à la prescription de Hölderlin dans le poème extrait des hymnes, des élégies et autres poèmes: Quand j’étais enfant/un dieu m’a plusieurs fois protégé/des cris et des clameurs des hommes/je pouvais alors jouer tranquillement/avec les fleurs des champs/et les brises légères du ciel/jouaient avec moi.
- Lecture du voyage avec l’enfant
“Il se dit que décidément il y a quelque chose, toute une dimension sonore dans ce paysage, qui lui aussi s’est inscrit à la façon des ondes éternelles, c’est ainsi qu’il se le formule sans chercher plus avant, dans les corps et les âmes. Et c’est depuis cette expérience qui se ramène fondamentalement à un ébranlement physique donné à la pâte matérielle sortie de cette terre que lui viendrait la reconnaissance de ce qui arrive dans la musique, une certaine musique, par exemple celles de Schubert ou de Schumann, une musique de la forêt, des rivières et des fleuves, des vignes et des baies, des chemins qui se perdent, de la solitude où l’on est heureux et aussi désespéré, d’un monde dans lequel le temps passe mais sans véritablement tenir compte de la moindre chronologie ou d’un mouvement qui se dirigerait quelque part. Tout comme le fœtus ignore qu’il est enveloppé dans le monde, le globe, la sphère que forme en tous sens la mère, de même la musique nous enroule depuis toujours sur elle-même dans le milieu singulier et éthéré qui est le sien. Cette idée bien banale lui apparaît pourtant dans toute sa vérité, de façon irréfutable, et l’idée s’élabore aussitôt en lui que ni le souvenir et encore moins la pensée ne rejoindront ce dont nous avons fait originairement l’expérience, que ce que nous sommes est au fond irrécouvrable, que nous ne cessons de courir après un temps qui avance dans le passé en s’éloignant de toute prise. Cela n’empêche pas la conjugaison du silence et de la musique qu’il éprouve à cet instant, comme le souvenir de cette expérience à la fois irrémédiablement perdue et malgré tout présente puisqu’elle se manifeste à mi-voix. Il se tient là, si loin de l’enfance et si proche de l’enfant qu’il était. Il entend en réalité cette rencontre, il ressent cette conjugaison des temps, cette concentration qui s’oppose à tout épanchement qui ferait croire à une extase. Car, il s’en fait la remarque imprévue, rien dans ce paysage ni dans cette musique ne prédispose à quelque hystérie, qu’on nomme comme on veut cette tendance de l’expression lorsqu’elle ressent son urgence. Décidément, se dit-il, dans Schubert, il n’existe rien d’hystérique, pas même ou si peu dans Schumann, lui, le grand souffrant, le plus désespéré de tous, celui qui aura entendu le plus précisément jusqu’à l’obsession, et finalement l’insupportable, les sons venus du fond des forêts. Mais, justement, au moment même où en levant la tête il voit des nuages presque en train de tomber sur les sapins, il ne parvient plus à démêler en pensée, à l’image d’une douce couverture qui réchauffe, le léger mais épais bonheur qu’il ressent ici, dans ce paysage, et la certitude, qui soudainement l’épouvante, que l’Histoire est sortie de cette forêt,n de ce sol et de la rougeur de cette terre. Et, au loin, dans sa tête du moins, il entend la fureur se déchaîner, les cris de douleur, de frayeur et d’agonie ainsi que les hurlements des chiens retournés à l’état de loups qui se confondent avec ceux des bourreaux.” Voyage avec l'enfant, AH
Vous avez écrit beaucoup d’essais et de livres de philosophie pure : sur la littérature, la poésie, la musique. Est-ce un reniement ou au contraire une fidélité à soi que d’écrire un récit ? S’agit-il de tirer un trait sur toute une vie de concepts (vous vous êtes formé à l’esthétique hégélienne) ou de retrouver une origine du langage, une façon de parler, une langue maternelle, un dialecte, un sabir, somme toute, singulier et intime ?
2) Présentation d’André Hirt
Vous êtes un penseur plein de reconnaissance pour une vie sensible que nous voudrions essayer d’approcher aujourd’hui, un penseur tous azimuts qui pense surtout et d’abord à partir de l‘écoute de la musique, de ce qu’elle fait naître ou renaître en soi (presque toutes les musiques-puisqu’on goûte aussi à vos musiques adolescentes de prédilection, l’ode à la joie adolescente, son attente-espérance du bonheur, sa vitalité, son rythme, sa pulsation que figure à lui seul le batteur de rock, Robert Wyatt dans -hope for happiness - de soft machine. La musique qui nous enfante (nous expulse), à nous-même : Ce que vous appelez à la suite de Nancy la « poussée » : « ... car il y a une battue, un battement, il y a une pulsation », (portrait du philosophe en GV) autrement dit, il y a un rythme, et s’il y a quelque chose de tel, il y aussi une forme, car, prolongera-t-on, le rythme est ce qui donne forme, forme jusque dans et malgré l’écart constitutif de l’être.
Longtemps professeur en khâgne, vous avez donné votre vie à la transmission, assuré le SAV des classes préparatoires en préparant vos anciens élèves de khâgne aux concours du Capes et de l’agrégation de philosophie. S’il fallait trouver une substance sous les accidents, il faudrait donc nécessairement et d’abord vous dire enseignant.
-Enseignant d’abord, parce qu’enseigné, formé, structuré par une amitié de pensée située. Précisément située : A Strasbourg, ce « lieu de conjonction de la pensée et de l’existence » : Un «site d’émergence » qui devient presque un caractère géologique du lieu qui nous fait, nous pousse à penser. Aux frontières des langues parce qu’au coeur de l’Europe. Vous le dites, dans Le portrait du philosophe en grand vivant, «Ce n’est pas l’argument qui fait la pensée elle-même, c’est l’affect du sens ». Le sens est “expansion et prolifération”.
-Enseignant ensuite parce que fidèle à l’exigence poétique de Lacoue, votre phrase ne se construit pas sans la locution conjonctive “à telle enseigne” et sans aucun doute, parce que vous êtes un maître qui se dit ignorant et d’abord enseigné par les autres. Vous ne cessez, du reste, de remercier d’avoir été élève mais aussi lecteur ou tout simplement et plus généralement auditeur libre, choisissant la musique non seulement comme expression privilégiée de la pensée mais comme, je vous cite, "grille de lecture" ou "tentative de déchiffrage du monde" qui nous entoure.
Enseignant enfin parce qu’à l’écoute, tendant l’oreille, au travers de plusieurs titres de votre œuvre de plus de 40 ans ( elle débute avec la traduction de l’origine du drame baroque allemand de W. Benjamin, elle parcourt la poésie et l’esthétique de Baudelaire depuis votre thèse, le romantisme allemand, la musique mais aussi l’oeuvre de Musil, de Kraus jusqu’à relire et rendre hommage à l'œuvre de vos enseignants et amis, Lacoue et Nancy.)
Vos ouvrages consacrés à Beethoven (La promesse Beethoven, la dernière sonate (de l’extrême à l’humain), au jazz (l’idiot musical Glen Gould, contrepoint et existence (avec Philippe Choulet), aux lieder (Le lied, la langue et l’histoire, les éditions de la nuit 2008), sont des odes à la joie et c’est plutôt un heureux hasard de vous recevoir ici, pour Dialogues, pour cet événement - cette semaine de réflexion qu’Aligne veut mener sur l’Europe - dans le souvenir du poète Pierre Esperbé, qui a longtemps animé pour Aligre FM l’une des premières émissions consacrées à l’Europe des arts et de la culture.
3) Qu’est-ce que le messianisme de l’enfance ?
« L’enfant, néanmoins, attendait. Au demeurant, qu’est-ce qu’un enfant si ce n’est ce petit être qui attend ? En principe, à son âge, un adulte comme lui n’attend plus rien parce qu’il n’a plus rien à attendre, ou a oublié, le temps passant, ce qu’attendre veut dire. Attendre, cette forme immédiate de l’espérance, la vigilance à l’égard d’une ouverture, la plus ténue soit-elle. » Voyage avec l'enfant, AH
« La véritable mesure de la vie est le souvenir. Il parcourt la vie, rétrospectivement, en un éclair. Aussi vite que l’on feuillette quelques pages il est revenu, du village voisin, à l’endroit où le voyageur a pris la décision de se mettre en route. Ceux pour qui la vie s’est transformée en écriture, comme pour les Anciens, ne peuvent lire cette écriture qu’à reculons. C’est seulement ainsi qu’ils se rencontrent eux-mêmes, et qu’ils peuvent la comprendre, en fuyant le présent ” W. Benjamin, entretien avec Brecht, Le plus proche village de Kafka.
A)Vivre à la frontière des langues là où commence la parole de l’enfant
A plusieurs égards, ce voyage avec l'enfant, parce qu'il touche à ce qu'il y a de plus sensible en ceux et celles qui vivent aux frontières de pays et de langues différentes, remet-dépose en enfance, tandis que tous les efforts déployés dans le retour définitif au pays de l’enfance consistent souvent à y-s'en échapper à le fuir. Le travail de convocation des images, de la profondeur des images est assimilable à un travail de traduction, à une recherche d’identité inassimilable, incapable de synthèse et de coïncidence. On pense à ce que dit Polina Panassenko de la langue des exilés ou des enfants d’exilés qui veulent retrouver la trace de leur langue maternelle dans la consonance de leur prénom (tenir sa langue aux éditions de l’Olivier). Ou bien à ce qu’Ingeborg Bachmann (née comme Musil en Carinthie) dit de l’importance de la frontière des langues pour construire l’enfant: le bilinguisme ou le trilinguisme qui construisent le sujet dans le va-et-vient des mots. « J’ai passé ma jeunesse en Carinthie, dans le Sud, à la frontière, dans une vallée qui porte deux noms, un nom allemand et un nom slovène. Et la maison, dans laquelle mes ancêtres avaient vécu pendant des générations, des Autrichiens et des Slovènes, porte aujourd’hui encore un nom à la résonance étrangère. Ainsi, une frontière touche-t-elle à une autre frontière : la frontière de la langue – et j’étais chez moi de l’un et l’autre côté, avec les histoires de bons et mauvais esprits de deux ou trois pays ; car, au-delà des montagnes, à une heure de marche, c’est déjà l’Italie », écrit-elle dans un fragment de biographie
C'est votre effort (ce va-et-vient entre l'adulte parlant de l'enfant en lui, l'enfant parlant de l'adulte et la recherche - souvent manquée - de la coïncidence) qui constitue sans aucun doute la très grande force et délicatesse de votre récit : Un récit qui préserve et revivifie l'enfance. Sa douleur, aussi. On la parcourt en 7 chapitres (Le lieu de la mémoire , Les origines, Retour sur les Images, Affects, Partir, L’ailleurs), comme transformant l’essai opérant de Nadar de se circonscrire en un instant dans un seul cliché, en 12 poses ou attitudes.
B)Humilité et incertitude-Infinir le souvenir : L’incipit.
“Cela s’est sans doute passé ainsi, ou bien autrement, mais peu importe puisque seul un récit peut en rendre compte. D’ailleurs, il manquera sans doute d’exactitude et il sera probablement, mais le mot n’est pas le bon, un peu faux concernant les souvenirs et les images, et tout s’avèrera certainement vrai puisque les personnes, les choses et les impressions sont revenues à la mémoire ainsi et pas autrement.” VE, AH
C) Attendre le retour de l’enfance en soi : scruter la nuit.
« Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres. »
D) Ni une confession, ni une autobiographie encore moins des mémoires : "privilégier le non savoir qu’est la littérature."
Vous ne pensez, ne vous pensez jamais comme une identité personnelle, de substance mais plutôt comme un kaléidoscope ou une suite d’images, un imagier, que la mémoire cherche à convoquer, appeler. Il s’agit de “reconstruire le petit album de l’enfance : le dire.” Il s’apparente à un voyage dans un pays familier, reconnu instinctivement, par éclairs et sensations, vous diriez peut-être à la suite de Baudelaire, reconnu «par les nerfs », un continent ni immense, ni lointain, ni exotique, un lieu que l’on porte en soi et qu’une vie s’emploie parfois, en silence ou à grand fracas, à ignorer, à oublier, puis, par la force des choses, à retrouver. Se repasser le film de son enfance à travers un pare brise de voiture: Enfanter l’enfance : "L’enfance, au sens transitif de ce terme – délivrer l’enfance comme telle – vaut, certainement, toutes les thérapies.” Faire un petit récit : décrire et raconter quelque chose avec des mots justes et le bon rythme. Associer les images et les odeurs, les sons et les sensations.
E)Les problèmes soulevés par la biographie : Se souvenir par l’écriture/Le problème de la reconstruction biographique et de l’illusion retrospective pour proscrire la justification de l’existence.
F) Les fidélités
Fidèle à Charles Baudelaire, à qui vous avez consacré votre travail de thèse en philosophie, vous l’êtes d’abord dans le titre de ce récit (On pense à l’un des plus beaux poèmes de Baudelaire dédié à Maxime du camp, le voyage- vous en citez quelques vers à la fin de l’ouvrage - "Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ; D'autres, l'horreur de leurs berceaux), mais aussi et surtout par la visée. C’est bien “pour l’enfant”, pour l’enfant “amateur de cartes et d’estampes", plein de désirs, qui retrouve son petit monde dans les yeux du souvenir” - que vous vous souvenez, faites l’effort de vous souvenir et de revenir à un lieu, le tout petit lieu de la mémoire, celui de la toute petite enfance (un petit village au coeur des Vosges) qui constitue le premier chapitre de votre livre.
Et par conséquent, fidèle aussi à Walter Benjamin, tant dans les merveilleuses pages consacrées au téléphone et à l’ennui et la déception ou agacement qu’il procure, qu’au questionnement qu’offre l’usage de la radio pour trouver sa voix- une voix juste.
“Chacun d’entre nous a cette fée qui accorde un voeu. Mais rares sont ceux qui savent se souvenir du souhait qu’ils formulèrent ; aussi, rares sont ceux qui reconnaissent plus tard dans leur propre vie leur vœu exaucé. Je sais celui qui pour moi se réalisa et je ne veux pas dire qu’il ait été plus malin que celui des enfants des contes de fées. Il se forma en moi avec la lampe, lorsque les petits matins d’hiver, à six heures de demie, elle s’approchait de mon lit et projetait sur mon lit, l’ombre de la bonne. Celle-ci allumait le feu dans le poêle. (...) Quelquefois elle avait à peine modifié son arôme. Je patientais alors jusqu’à ce que je crusse flairer l’odeur spumescente qui venait d’une cellule de la journée d’hiver bien plus profonde et plus secrète encore que l’odeur du sapin le soir de Noël. Le fruit sombre et chaud était là, la pomme qui, familière et pourtant métamorphosée comme un ami intime qui était parti en voyage, s’approchait de moi. C’était le voyage à travers le sombre pays de la chaleur du poêle dont elle avait tiré les arômes de toutes les choses que le jour me réservait. Aussi, n’était-il pas étonnant que, au moment où je réchauffais mes mains sur ses joues luisantes, je fus toujours pris d’une hésitation à la mordre. Je devinais que le savoir éphémère qu’elle m’apportait dans son odeur pouvait bien trop facilement m’échapper sur le chemin de ma langue. Ce savoir me donnait parfois tant de cœur qu’il me consolait encore quand j’étais en route pour l’école." W. Benjamin, Enfance berlinoise
On entend aussi la prescription d’Aharon Appelfeld dans l'incipit d’un de ses derniers livres, mon père et ma mère : l’impérieuse nécessité de se rapporter à l’enfance, d’y retourner et s’y nourrir, d’y séjourner.
“La maison originelle, le retour vers elle, le séjour en elle, ont nourri chacun de mes livres pour retrouver la possibilité de vivre et de créer. Voyager en enfance pour ne pas s’encroûter dans la pensée. Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. J’ai dit « je retourne » mais je voudrais aussitôt me corriger : je suis toujours dans ces maisons, même si elles n’existent plus depuis longtemps. Ce sont mes lieux inébranlables, des visions qui m’appartiennent et dont je m’approche pour les vivifier. (…) Un regard d’enfant est indispensable à tout acte créateur. Lorsque vous perdez l’enfant qui est en vous, la pensée s’encroûte, effaçant insidieusement la surprise du premier regard ; la capacité créatrice diminue. Plus grave encore : sans l’émerveillement de l’enfant, la pensée s’encombre de doutes, l’innocence bat en retraite, tout est examiné à la loupe, tout devient contestable, et l’on se sent contrarié d’avoir simplement aligné des mots. (…) La création est toujours liée au mystérieux regard de l’enfant en soi, dont l’empreinte ne peut être transformée par aucune ruse littéraire. Dès l’instant où le regard de l’enfant émerge de l’obscurité des années, vous êtes assuré que des visions nouvelles, des mots choisis et des tournures éclairantes vont se révéler à vous.”
G)Se souvenir, se retourner et pratiquer l’art du détour : “Dar la vuelta”
4) Retour aux principes : La critique de la religion (“perversion du rapport au temps et de l’existence”) et la reconquête de l’amour, contraire à la morale.
-du mensonge et du vol : Le mensonge est la protection de l’identité et même sa constitution. Seuls les êtres menacés, se dit-il, mentent et ont besoin de se soucier de leur identité. (Nietzsche, Humain, trop humain (1878)) “Mais s’il arrive qu’un enfant ait été élevé au milieu de complications familiales, il maniera le mensonge tout aussi naturellement et dira toujours involontairement ce qui répond à son intérêt ; sens de la vérité, répugnance pour le mensonge en tant que tel lui sont absolument étrangers, et ainsi donc il ment en toute innocence.”
-”shmattes” : faire quelque chose de cette chute de tissu, raccommoder ce qui fut : “Les parents, il se met aussitôt à rire et se dit plus sérieusement, c’est le seul moyen de se sortir de cette pénible pensée, qu’il est en effet quelque chose d’eux, oui, un bout, un lambeau, donc également une espèce de virtualité qui a pris, quelque chose qui s’est comme démêlé et détaché, un reste au fond, presque une chute de liberté, comme on parle d’un bout de tissu ou de tapisserie, mais qui servira plus tard et ailleurs, qui, surtout, comme un rejeton se greffera heureusement sur autre chose.”
- Elaborer la profondeur des images
5)L’exigence du retour au lieu : heimat/unheimlich : Revenir au lieu de la blessure de la mémoire
Avec vous, est célébrée l’amitié de penseurs qui s’interrogent et vivent ou ont habité les mêmes lieux, créant une communauté, une amitié de pensée où la topologie fonde la toponymie et métonymie, en d’autre termes, une concentration des sens. Le tout est désigné par la partie, la synthèse des représentations ne pouvant se faire que dans l’incarnation dans un lieu ou en un mot, un nom devenu nouveau signe.
-Lacoue-Labarthe devient Lacoue
-Jean-Luc Nancy devient Nancy
et vous devenez une simple onomatopée, symbolisée par vos initiales : AH la joie, le rire lorsqu’il est redoublé, la surprise, le soulagement, le soupir, la douleur). Puisque penser, c’est toujours choisir de penser et choisir de penser à partir de quelque part, nous avons choisi de partir avec vous de la naissance et même d’avant même la naissance, de l’attente de l’enfant en soi, liant comme dans le langage, la musique et l’attente : (attendre : enceinte-être enceinte) pour poser finalement le problème de l’ensemble de votre livre : Vous posez une exigence pour penser : celle du retour au lieu où a émergé la pensée et où elle s’est construite, chemin faisant. Vous avez, du reste, l’habitude de vous rendre ou de convoquer les lieux où ont vécu et écrit les poètes et les philosophes que vous admirez, Grignan pour Jaccottet, la Souabe pour Holderlin et Goethe, la Carinthie pour Celan, la Drôme, Truinas pour André du Bouchet et de décrire l’approche et la découverte de ces lieux, pourquoi ?
7)Tirer le portrait du philosophe en grand vivant : Dire et peindre Jean-Luc Nancy
Elève et ami de Philippe Lacoue-Labarthe à qui vous consacrez un ouvrage de grande gratitude, un homme littéral, Philippe Lacoue-Labarthe paru en 2009, vous gardez, comme tous les élèves transformés par un enseignement, ses cours sur Hölderlin de 1977, et celui, en commun avec JL Nancy, sur les romantiques allemands qui a préparé le livre L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand.
Vous écrivez ici un hommage à votre ami Jean-Luc Nancy mort en 2021, penseur jusqu’au bout de notre modernité, penseur pour et avec les enfants, pour qui il réalisera de nombreuses petites conférences éditées chez Bayard, penseur du sensible et de la communauté mais aussi et surtout de l’actualité, de ce qui fait rupture dans le temps, penseur donc de l’évènement (que l’on pense à ses paroles partagées très vite pendant le confinement pour la chaîne you tube de Jérôme Lèbre).
-Fin de l'émission : De bonnes raisons d’espérer - R.Strauss, Morgen
Demain
Et demain encore le soleil brillera/ et sur la route que j'emprunterai /il nous réunira, êtres bienheureux,/au sein de cette terre respirant sa lumière./ Et nous descendrons à pas lents et paisibles/vers cette grève immense aux vagues bleues,/sans dire un mot, nous nous regarderons dans les yeux,/enveloppés dans le silence du bonheur.
Musiques :
Sarah Gorby, Moyde Ani, 1967 récital à Paris
"Morgen!" Richard Strauss(1864-1949), mise en musique du poème Demain, de John Henry Mackay (1864-1933)
A lire
Le blog d’A. Hirt consacré à la peinture, la musique, la philosophie et la littérature = http://www.opus132-blog.fr
André Hirt :
Articulations de l’existence, Kimé, 2023
Le voyage avec l’enfant, grands détroits, à paraître en septembre 2024.
Jean-Luc Nancy, portrait du philosophe en grand vivant, kimé,à paraître en septembre 2024.
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