Dialogues # 04 novembre 2023 - Olivier Remaud, dialogues avec le vivant: Quand les montagnes dansent, récits de la Terre intime
Olivier Remaud, dialogues avec le vivant :
Quand les montagnes dansent, récits de la Terre intime
Musique Nirvana : plateau reprise des meat puppets
Introduction :
- Oliver Remaud, vous êtes philosophe et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (chaire « Histoire et théorie des cosmopolitismes »). Vous y avez dirigé un séminaire sur les dialogues avec le vivant (animal, végétal et minéral) en 2021, sur la description des changements de la terre du fait de l’anthropocène, et plus généralement sur les usages du monde en épistémologie, à partir de votre lecture des philosophes américains de la deep ecology, en particulier. Vos derniers livres (Un monde étrange, une autre approche du cosmopolitisme, 2015, Errances (Paulsen, 2019), Solitude volontaire (2017, Albin Michel), Penser comme un iceberg (2021) et Quand les montagnes dansent, récits de la Terre Intime, Actes Sud, 2023), s’attachent à interroger la place de l’Humain dans la nature et à remettre en cause les oppositions de la métaphysique traditionnelle (transcendance/immanence, extériorité/intériorité et dualisme).
Vous proposez ici un retour à l’expérience purement sensible et immersive dans la nature pour expérimenter ce qu’est la partie (l’Humain) dans le tout (montagne et glacier, faune et flore), non pas pour fuir la civilisation mais pour mieux comprendre sa dépendance à des lieux aujourd’hui menacés. Des expositions immersives tout à fait passionnantes à la Fondation Cartier pour l’art contemporain ont d’ailleurs permis le souvenir et la nécessité de cette immersion grâce à la bioacoustique et au travail des scientifiques de la vie et de la terre (Nous les arbres en 2019-2020, Le grand orchestre des animaux en 2016).
Votre nature, dans ce dernier livre, c’est le Queyras et plus précisément, une toute petite partie du Queyras : la vallée du Cristillan et plus précisément encore, le plateau de Clausis. Les élèves de terminale qui nous écoutent - s’ils nous écoutent - s’étonneront peut-être que vous assimiliez l’ensemble de la nature au vivant (glaciers, montagnes, roches, vent et précipitations) et ce, d’autant plus que vous réhabilitez les notions qui ont malheureusement disparu du programme de philosophie en terminale : le Vivant et l’Histoire.
En contre-pied, vous proposez à la manière du géographe E. Reclus ( 1830-1905), une histoire - une biographie - de la montagne comme d’un être vivant dont un peut remonter le cours du temps - la généalogie - en s’y promenant, en y séjournant, en observant les siècles et les millénaires passés dans l’affleurement des roches et des lichens, la présence immémoriale de l’eau et des océans : “ Toute montagne est vivante dès lors qu’elle forme une totalité ouverte qui maintient les liens entre ses membres.”
Vous comprenez donc cette nature comme un vivant dont nous sommes solidaires, non pas seulement un écosystème mais un interlocuteur au sens strict, capable de parole dans un “espace public” au sens d’Arendt, dans lequel l’Humain peut prendre sa place et même la parole à condition d’accepter de ne pas réduire, ni d'étouffer celle des autres (Vous la prenez vous-même face à la montagne, du reste, lorsque vous décidez de proclamer un soir, tout seul sur le plateau de Clausis, un extrait du texte la montagne vivante de Nan Shepherd). Avec Stéphane Durand, directeur de la collection Mondes sauvages Actes Sud, et Françoise Vernet qui assure le lien entre libraires et auteurs pour la collection acte sud, vous sortez bien volontiers et régulièrement de l’Institution “abiotique” pour partager vos analyses dans des rencontres en librairie, en festival ( le 4ème festival “agir pour le vivant” qui s’est tenu en fin d’été à Arles https://agirpourlevivant.fr) et enfin à la radio pour entretenir précisément ces échanges humains et vivants qui partagent une préoccupation commune, en région, pour des espaces menacés par l’anthropocène mais aussi par le sur-tourisme (la montagne devenue stade ou terrain de loisirs).
C’est à l’occasion d’une très belle rencontre à la librairie papeterie Peyrucq de Nay (que nous saluons chaleureusement puisque les libraires indépendants - dans des villages lointains - s’échinent à faire vivre la rencontre vivante avec des livres en sciences humaines et sociales, choisis et ambitieux (vous êtes allé jusqu’à rencontrer les libraires de la vallée d’Ossau et du val d’Azun à Arras en Lavedan. (https://www.facebook.com/pages/Le-Kairn-Bistrot-Librairie/1106402492828884). Lors de cette rencontre à Nay, Il y avait un scientifique anglophone qui vous tutoyait, des professeurs de lycée agricole chargés des métiers de la montagne, des professeurs de langues, des gens de la terre, des peuples des montagnes, curieux ou amoureux de la marche et de l’observation de la nature, une rencontre donc, qui, d’emblée, fait sens et donne envie de se plonger dans la lecture.
Vous lire apporte une vraie respiration pour les citadins que nous sommes pour beaucoup devenus par la force des choses. C’est pourquoi, en gratitude, nous vous offrons ce texte de Ramuz, montagnard suisse, exilé à Paris pendant une douzaine d’années, bien conscient de ce que Paris doit aux provinces et à la nature qui l’environnent.
Vous évoquez, dans l’avant dernier chapitre sur “nos geo-solidarités”, vos sorties naturalistes en forêt de Rambouillet avec Laurent Tillon (biologiste et ingénieur forestier à l'Office national des forêts) a publié Etre un chêne (2021) et Les Fantômes de la nuit, des chauves-souris et des hommes (2023) pour découvrir l’habitat des pipistrelles.
Vous rappelez la nécessité de penser notre corps dans son rapport à tout le vivant et vous posez les principes d’une écologie sensible pour citadin, un modèle d’imitation de la nature.
Ramuz - Paris, notes d’un Vaudois 1938
“Paris est une grande ville que l’histoire a rendue peut-être disproportionnée au territoire dont elle est le centre, qu’elle a pourvue de trop de prestige, de trop d’importance, de trop de vie par rapport aux provinces, mais qui s’est trouvée douée par là-même d’un rayonnement universel. Elle n’a plus tiré ses inspirations que d’elle-même, étant modèle et non copie et n’imitant pas. Et par là, elle s’est peu à peu retirée un peu trop -disons-de la nature, ou de la vie naturelle pour se faire une vie à elle; le cerveau est trop gros mais il a quand même un corps. Il a un corps qu’il méconnaît trop et dont il tire peut-être plus qu’il ne lui restitue mais qui à l’occasion se défend (...) "Les provinces francaises sont quand même les muscles, si Paris, c’est les nerfs: et les nerfs n’existent que par les muscles. Paris, c’est l’abstraction, l’idée, l’invention, le principe abstrait : la France tout entière est ce qui leur permet d’abord d’exister (car la France s’est accordée le luxe de Paris), ce qui ensuite peut-être a pour fonction de distinguer parmi toutes ces inventions lesquelles sont viables. Les provinces décident du présent ; Paris invente l’avenir.”
1) Vivre au plateau
Bachelard disait dans L'air et les songes que “Nietzsche n’est pas un alpiniste et qu’il a davantage hanté les hauts plateaux que les pics”. C’est aussi votre cas car le plateau est aussi le lieu où vous aimez séjourner. Vous considérez que “le plateau nous maintient ensemble, il augmente notre sensation d’être vivant parmi les vivants”. Quel concept de la montagne le plateau nous fait-il entendre ?
2) “Je m’en souviens comme on se souvient de l’eau claire.”
C’est l’incipit de votre livre. Dites-nous ce souvenir d’enfance qui ancre si fondamentalement et intuitivement votre rapport à la montagne à ses sources cristallines ? Pouvez-vous nous expliquer en quel sens vous avez choisi contre Descartes “d’être enfant avant que d’être homme” et en quoi consiste pour vous l’enracinement si essentiel de l'expérience d’un enfant dans un monde naturel sensible où il expérimente corporellement son adéquation, son immersion dans la nature ? Etes-vous résolument un G. Perec des plateaux et des montagnes ? Votre livre touche d’abord et se dévore d’une traite car il prend appui sur l’expérience de l’enfant que vous avez été. Démarche rare chez les philosophes qui parlent rarement au “je”. De mémoire, le dernier livre de philosophe qui ait inscrit l’expérience intime de la montagne dans une expérience sensible et fondatrice même de la recherche intellectuelle abstraite est le livre de Michel Malherbe, Sur les pas d’un montagnard. Il se présente sous la forme dialoguée de l’ensemble des penseurs de la philosophie et s’attache davantage à la montagne des cimes, celle de l’alpinisme et des courses. Comme vous, M.Malherbe interroge l’expérience transformatrice de la marche en montagne, la frugalité qu’elle impose et la contemplation très précise d’un milieu naturel complexe, autonome et solidaire qui doit nous apprendre à régler notre propre occupation des espaces à mesure que ceux-ci changent et sont menacés. A plusieurs égards, cette démarche que vous qualifiez d’animiste chez la plupart des peuples des montagnes, s’accompagne pour Malherbe d’un sens du sacré.
« J’entrais dans un bois de hêtres et fis silence dans mes pensées. Rien n’est plus solennel, rien n’est plus singulièrement habité qu’un bois de hêtres. Il est vrai que plus haut, quand la brume ou la pluie qui souvent les baignent ne protègent plus leurs grands troncs lisses, et qu’ils sont exposés aux rigueurs du soleil et aux violences du vent ils se rabougrissent et se tordent en drapeau ou se divisent en troncs multiples ; mais lorsqu’ils sont encore dans la proximité des hommes et que leurs fûts sont solidement fichés dans une terre moelleuse, vaguement rougeâtre, nourrie de feuilles décomposées, alors ils se réunissent pour former un sanctuaire aux vaisseaux croisés portés par de puissantes colonnes. Dans un bois de hêtres , le soleil n’entre que par des trouées qui tapissent le sol d’un éclat soyeux. La ronce n’a pas cours, la fougère n’est pas tolérée ; ici, et là des pierres moussues et des branches mortes, ou encore quelques buis, mais on peut bien dire que tout est net et propre, comme il sied en pareil lieu. Au printemps, à la pointe des rameaux, les jeunes feuilles s’ouvrent en formant une multitude de petits cornets, sorte de brouillard vert tendre, moins mélancolique mais aussi étrange que la brume des jours gris, lorsqu’elle monte de la terre. Que le marcheur prenne garde d’indisposer ces géants silencieux et tranquilles, si jaloux de l’ordre qui les régit; il faut suivre le chemin pentu qui se glisse entre leurs pieds, leur témoigner en passant respect et admiration et s’échapper discrètement comme d’un lieu sacré où l’on aurait rencontré des puissances obscures.”
3) Trouver des intercesseurs
Dans votre livre, vous nous expliquez que la vie humaine dans la nature exige des intercesseurs pour s’immerger et comprendre l’interdépendance et la réciprocité de ceux qui partagent un même espace naturel. Vous nous invitez à repenser complètement notre échelle du vivant: l’Humain n’est plus autosuffisant pour retrouver un rapport intuitif et spontané à la nature, il a besoin d’intercesseurs (de médiateurs). Vous en nommez plusieurs : votre chien d’enfance “youyou”, votre “grigri” kampos, un fossile que vous trimballez partout, et surtout les saxophiles, les lichens qui forment un tout avec les roches.
Qu’est-ce qu’un intercesseur ? Quelle est sa fonction?
- l’intercession de Youyou ouvre magistralement votre livre, L’intercession d’un nom aussi dont nous affublons les êtres et les choses et qui les animent d’un pouvoir presque surnaturel : “youyou”: un cri de fête et de joie-youyou, offre un monde, “des mondes”, tant dans les tiques qu’on lui enlève précautionneusement (avec en sous main, Deleuze que vous citez une fois, du reste) que dans son compagnonnage fidèle et rassurant pour prendre confiance dans la montagne et se l‘incorporer, en faire son monde.
- l’intercession de “kampos” (l’hippocampe qui permet de camper et survivre en paix dans les hauteurs enneigés). Ce mot d’intercesseur (qui revient et auquel vous semblez si attaché) est éloquent et donne à penser les collectes que les enfants font souvent et naturellement en montagne (cailloux, plumes, fleurs séchées… avec une prédilection pour les cailloux de formes ou d’aspect banal (des galets), étrange (les cailloux coeur en particulier ou zoomorphes) ou exceptionnels (parce que rares ou renfermant à l'intérieur une autre roche invisible de l'extérieur).
- L’intercession des lichens :
“En montagne, des êtres vivants colorent les roches et s’immiscent dans les éboulis. Leurs teintes hésitent entre le gris, le jaune, le vert et l’orange, selon la composition chimique des pierres auxquelles ils s’agrippent. Ils sont discrets mais omniprésents. […] Ici et là, la montagne se recouvre de minuscules forêts animées d’une vie furtive. » Ces êtres, ce sont les lichens. (...) En associant des champignons, des algues et des cyanobactéries, ils incarnent la symbiose, tout l’art du travail en commun, et constituent de véritables “mini-écosystèmes”. (..) Les lichens « nous apprennent […] que l’évolution est toujours une co-évolution, une vaste histoire d’associations symbiotiques. Le principe général est simple : il vaut mieux s’allier. Mélangés, les vivants sont plus forts."
4) Trouver des ressources dans l’imagination pour retrouver l’intuition spontanée du vivant
Nous vous proposons d’écouter une expérimentation amateur, pendant le confinement, de 2 enfants qui ont trouvé dans la ressource poétique et la contemplation de la montagne le moyen d’un lien entre les hommes pour retrouver (au moment précisément où nous prenions malheureusement conscience des désastres possibles de la zoonose), une forme d'interdépendance féconde avec le vivant et de la nécessité de l’écoute de toutes les formes possibles de ce vivant.
Est-ce pour des raisons de méthode que vous faites une seule référence à la poésie dans votre travail ? Au poème de W. Blake, Auguries of innocence “To see a world in a grain of sand/And a heaven in a wild flower,/Hold infinity in the palm of your hand/And eternity in an hour./A robin redbreast in a cage/Puts all heaven in a rage./A dove-house filled with doves and pigeons/Shudders hell through all its regions.” Vous recommandez pourtant en suivant Bachelard que les scientifiques fassent preuve d’imagination et retrouvent “le cogito de rêveur” pour faire connaître leurs objets. Vous proposez qu’il soient plus attentifs à la connaissance locale des peuples qui habitent la montagne, connaissent ses mouvements de l'intérieur, par leur légendes, leurs récits et leurs mythes. Pourquoi ?
5) Depuis quand vous intéressez-vous aux récits anthropologiques mythologiques et animistes des peuples des montagnes ?
Nous le disons aux auditeurs et aux lecteurs, votre livre est aussi facile d’accès qu’une marche vers plateau et non vers les cimes. Il ne demande pas d’appareillage conceptuel sophistiqué ni compliqué, technique. C’est ce qui fait de votre livre pourtant très référencé un livre difficile à classer dans le seul champ de la philosophie ou de l’épistémologie. En vous lisant on se sent intelligent, ou tout du moins, vous nous rendez intelligents et presque capables de comprendre toute la science des écosystèmes : bioacoustique, géologie, botanique, paléontologie, ethnographie, sans doute parce qu’en éco-phénoménologue toutes les connaissances sont ordonnées à une description de ce tout petit coin du Queyras où poussent les ophiolites et que vous ordonnez et caractérisez avec tant de minutie.
Vous citez très peu les philosophes (E.Kant, G.Bachelard, H.Arendt, I.Stengers, B. Latour, W. Benjamin D. Harraway), vous leur préférez les scientifiques purs et durs ou les naturalistes. Le philosophe est littéralement à la peine et à la queue des géologues, glaciologues, entolomologistes. La géologie, dites-vous, est la science au taux d'incertitude le plus élevé : “une science historique doublée d’une science herméneutique”, une science spectrale qui se propose d’étudier des “sujets précis, protagonistes d’une histoire tellurique”. Vous rendez d’ailleurs un grand hommage au métier de géologue que vous invitez à retrouver les sagesses animistes : “les géologues devraient faire des offrandes à l’érosion et à la convection thermique du manteau terrestre”. Vous posez cette question : chapitre 3 : Quel intérêt les sciences de la terre pourraient -elles dès lors avoir à dialoguer avec les animismes ?
Pourquoi êtes-vous si attaché à des compte-rendus géologiques, donc proprement épistémologiques et à des récits très spécifiques et descriptifs d’un lieu ? Est-ce une question de méthode scientifique précisément ? (fait, hypothèse, expérience, observation, interprétation, validation/invalidation)
6) L’amitié lithique - Les pierres comme des êtres vivants (≠ ésotérisme new age qui attribue une énergie particulière aux pierres)
Reprenant le travail de la philosophe écoféministe australienne, Val Plumwwod, vous réhabilitez le toucher des pierres et l’appel que celles-ci formulent dans l’utilisation que nous en faisons pour notre habitat, par exemple. Vous remarquez le privilège des grimpeurs qui ont la chance de “converser directement avec la pierre”, non pas seulement comme instrument de leur ascension mais comme relation simplement corporelle et charnelle à une matière, friable, poreuse, dense ou tranchante ou non.
Peut-on penser selon vous une sociologie et une anthropologie des pierres ? Et si elles recèlent un mystère dans leur organisation et leur concrétion, quel est-il ? Vous sentez-vous proche de Roger Caillois lorsqu’il collecte et célèbre la vie des pierres ?
Pierres, Roger Caillois : « Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue, ni l’artiste, ni le diamantaire. Personne n’en fit des palais, des statues, des bijoux ; ou des digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles, ni renommées. Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème. (...) Ni bornes ni stèles, pourtant exposées aux intempéries, mais sans honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles. L’architecture, la sculpture, la glyptique, la mosaïque, la joaillerie n’en ont rien fait. Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d’avant l’homme ; et l’homme, quand il est venu, ne les a pas marquées de l’empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas manufacturées, les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire. (…) Je parle des pierres que rien n’altéra jamais que la violence des sévices tectoniques et la lente usure qui commença avec le temps, avec elles. Je parle des gemmes avant la taille, des pépites avant la fonte, du gel profond des cristaux avant l’intervention du lapidaire. Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces ; des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image ; (...) Je parle des pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d’y éclore. (...) Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l’art des jardins et des bouquets – et il lui resterait encore beaucoup à dire -, ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère. »
Que pouvez-vous nous dire de ce besoin de retrouver une forme d’abandon à l’animalité et même à la minéralité ? Etre homme en montagne, est-ce n’être rien d‘autre qu’une pierre qui roule, un galet qui s’érode, poussé par l’eau, les fontes ?
“Quand on aime bien le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur ses bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres. (...) Quelle joie de m’asseoir sur une pierre au-dessous de la nappe de la cascade, de sentir les flots ruisseler sur moi comme sur un rocher et de me voir disparaître sous un manteau d’écume ! Quel plaisir aussi de me laisser entraîner par les eaux du rapide jusqu’à un écueil où je m’accroche d’une main, tandis que le reste de mon corps, soulevé par les vagues, flotte çà et là sous l’impulsion du courant ! Ensuite, je me laisse emporter encore, et m’en vais échouer comme une épave sur un banc de sable où les cristaux de mica brillent comme des paillettes d’or et d’argent. Sous la pression de mon corps, le banc se creuse, les grains de silice, les petits cailloux se déplacent ; des courants partiels, de faibles remous tourbillonnent autour de moi comme autour d’un îlot ; nonchalamment accoudé, j’assiste au gracieux spectacle que m’offrent, au-dessous de la mince couche liquide, les transformations du banc de sable, rongé d’un côté par le courant et grandissant de l’autre par un apport incessant d’alluvions.”
Vous témoignez - à plusieurs moments de l’écriture - de beaucoup de gratitude et d’admiration au très beau texte de Nan Shepherd, La montagne vivante dans le 2e chapitre “Au bonheur des pierres des chamois et des lichens” et tout à la fin du livre, lorsque vous reprenez la description que Shepherd donne elle-même de la nuit en montagne, “la nuit à la belle”, que vous pratiquez avec seulement un gros pull et une couverture de survie. Vous la citez : “Nul ne connaît la montagne à moins d’y avoir dormi” et lui répondez “en montagne, on se réveille comme on sort de l’eau.” L’expérience de la nuit en montagne permet de l’interioriser et de se réveiller dans une sorte d’état liquide où le corps fait corps avec les éléments, avec les premiers bruits de l’éveil de la nature.
Vous interrogez du reste cette liquidité, fluidité de la montagne dans la force des éléments qui la font vivre et rendent compte de ses métamorphoses: chute de pierres, glissements de terrain, orages.
A plusieurs titres, cette expérience fait écho à celle que Nietzsche, cité par Bachelard (dans L’air et les songes, chapitre 5, Nietzsche et le psychisme ascensionnel) raconte de la nage en montagne (où immersion vaut suspension), dans les airs où l’Homme se retrouve seul dans les éléments très souvent hostiles. « Tout véritable rêveur d’un monde fluide – et y a-t-il un onirisme sans fluidité ? - connaît le poisson volant. Nietzsche est le pêcheur de l’air ; il jette son hameçon par-dessus sa tête. Il ne pêche pas dans l’étang ou dans le fleuve, patrie des êtres horizontaux, il pêche sur les sommets, au sommet de la plus haute montagne : « – Répondez à l’impatience de la flamme. Pêchez pour moi, le pêcheur des hautes montagnes, ma septième, ma dernière solitude, O septième solitude! Jamais je n’ai senti plus près de moi la douce certitude, plus chauds, les regards du soleil. - Là-bas, sur les hautes cimes, la glace ne rougeoie-t-elle pas encore ? Argentée, légère, telle un poisson ma barque, à présent, vogue dans l’espace. » (poésies, le signe du feu, le soleil décline)
On retrouve aussi votre expérience originelle d’incorporation, de prise de conscience du tout de la nature dont l’humain n’est que la partie, dans votre descente, dégringolade vers le lac ste Anne, jouant avec votre chien. On pense à l’expérience intime du ruisseau chez Reclus mais aussi à des expressions idiomatiques singulières qui disent un pays de roches ou de pierres où l’homme ne fait qu’un avec les sentiers ou les éboulis. En gascon et béarnais, il existe une expression signifiante - “a hum de calhau” - littéralement, “à toute vitesse”, comme la fumée des cailloux qui dévalent les pentes. Beaucoup d’expressions régionales et idiomatiques, disent quelque chose d’une pensée incorporée et située que l’on forme dans un lieu, dans un environnement où se fait une observation précise d’un espace clairement identifié, nommé et limité. Les Espagnols ont par exemple des expressions souvent régionales pour dire l’intrication de l’Homme et de son observation de l’animal ou même d’une nature encaissée et hostile. La pensée rêveuse, imaginative débarassée de l’ordre des causes et des raisons est souvent dès lors associée à la pensée sur l’animal ou de l’animal.
En Aragon, par exemple : pensar en las avutardas : rêver en s’ennuyant (penser aux outardes)
pensar en las musaranas : penser à des choses sans importance. ( penser aux musaraignes)
pensar en las batuecas (les batuecas désignent une vallée près de Salamanque où l’on dit les gens bas de plafond, nigauds) : penser de manière simplette.
Il apparaît par conséquent que l'attention à la nature revient à être attentif à la langue et à la disparition des langues. Vous analysez en particulier le travail du 3 eme chapitre, "la chair du langage" de comment la terre s'est tue de david Abram: Une analyse approfondie de la philosophie de Merleau-Ponty que nous reprenons ici
" Il devient donc possible de penser la complexité du langage humain comme lié à la complexité de l'écolologie terrestre- et non à une complexité qui singulariserait notre espèce indépendamment de notre matrice:
" La langage, écrit Merleau-Ponty, est la voix même des choses, des ondes et des bois." Lorsque la civilisation technologique amoindrit la diversité vivante de la terre, le langage lui-même est amoindri. Lorsque, à cause de la destruction de leurs forêts et de leurs zones humides, il ya toujours moins d'oiseaux qui chantent dans les airs, le langage humain, lui, perd toujours plus de son pouvoir d'évocation. car lorsque nous n'entendons plus les voix des fauvettes et des troglodytes, nos propres paroles ne peuvent plus être nourries par leurs inflexions. Lorsque le discours turbulent des rivières est réduit au silence par les barrages de plus en plus nombreux, lorsque nous condamnons au néant de l'extinction de plus en plus de voix sauvages sur terre, nos propres langues deviennent de plus en plus pauvres, de plus en plus dépourvues de substance, progressivement vidées de leurs résonances terrestres"
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Qu’est-ce qu’observer l’espace pour remonter le temps en montagne ?
Les montagnards sont amateurs de topo, pour randonner et se repérer. Il y a, dans votre livre, une toponymie et une topophilie qui ne tiennent non pas à l’usage qu’on peut faire d’un itinéraire et de courbes de niveau mais un véritable quadrillage spatio-temporel de l’espace dans lequel on se trouve. Pouvez-vous nous dire pourquoi on remonte le temps avec des courbes de niveau et ce que nous apprend ce temps long de la formation des roches et des sédiments ?
- Diriez-vous que l’expérience de plus en plus fréquente des éboulis, des glissements de terrain, des chutes de pierre, de la fonte des glaciers doit être entendue et interprétée comme une parole ou un cri de la montagne ?
p. 148, "Adolescent, je n'aimais pas le temps qui s'en va. Rien de plus commun. Chaque enfant le vit pourtant comme une exception qui lui tombe dessus. Il doit trouver les clés pour sortir du piège qui se referme sur lui. J'en ai parlé à mon chien Youyou quand nous faisions les quatre cents coups sur les chemins de la forêt. Il m'a écouté avec attention. C'est l'eau qui m'a ouvert les yeux. L'état physique de suspension que j'éprouvais en nageant beaucoup a résonné avec les moments où je grimpais dans les arbres. Lauren Berlant définit la notion d'intimité en disant qu'elle implique une aspiration pour un récit qui raconte ce que l'on partage, une histoire à la fois sur soi-même et sur les autres qui évolue de manière si particulière."
Les mers et les bassins m'ont permis d'inaugurer un récit de suspension. Plus tard, je l'ai prolongé en montagne et j'ai compris que la suspension était l'expérience de la Terre intime. Sur le plateau de Clausis, j'ai respiré l'air des temps épais et retrouvé une amitié lithique. Ne nous y trompons pas : cette amitié est celle du temps qui fuit. En montagne, on est en contact avec les roches, quelle que soit notre position. Face à une pierre, on perçoit la durée qui s'écoule. Il suffit de la regarder longtemps puis de la toucher. La pierre nous touche en retour et nous donne accès aux grandes métamorphoses de la Terre par ses plus petits détails, un pli, une cassure, une simple veine. En caressant une pierre, on sent le maelström des temps qui convergent dans nos mains. Dans ces moments-là, on vit l'allongement des siècles.(...) Aucune pierre n'est immobile. Toutes, elles sont périssables et finissent par devenir liquides. Puis, leurs grains plus ou moins concassés forment de nouveaux assemblages. Comme elles, nous souffrons du même problème : il nous est impossible d'être éternels."
NB : pour nos auditeurs en régions / Le collectif "A nos montagnes partagées"
Barbara Lerch, arts papier- Marie Lerch, design textile, livre d'artiste- Théodora Vourvouri, arts papier
Marie-France Chevalier, arts plastiques, livres d'artiste - Elsa Gurrieri, arts plastiques - Le groupe .Volatile, texte et musique - Vincent Bebert, arts plastiques, livre d'artiste - Jean-Marc Paubel, arts papier, vidéo, scénographie vous invite à venir découvrir, vivre et partager le travail de création collaborative réalisé en local et à distance au fil de l'année 2023. Portes ouvertes exceptionnelles. La SCOF, Cité d'artistes de Grigny, 36 Avenue Marcellin Berthelot 69520 Grigny - 11/12 et 18/19 novembre 2023 - 14 h/19h
Les conseils de lecture de Dialogues
O. Remaud, Penser comme un iceberg, Actes Sud, 2021
Quand les montagnes dansent , récits de la Terre intime, Actes Sud, 2023
Nan Shepherd, la montagne vivante, Bourgois, 2019
Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie, Traduit de l’anglais par Pierre Madelin, « Domaine sauvage », Wildproject, 2021.
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