Dialogues # 10 juin 2023 - Nour Cadour et Mohamed Najem souffler sur les frontières
Mohamed Najem, Nour Cadour : Souffler sur les frontières
Pas d'enregistrement pour cette émission (très malheureusement !)
A l'écoute : de Bethleem à Angers Mohamed Najem
Invités :
- Nour Cadour, peintre et poète
- Mohamed Najem, compositeur et clarinettiste
Animateurs : Paul Roussy et Christine Bessi
Technique : Enrico Mastrogianni
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Introduction
Notre émission d’aujourd’hui est toute particulière puisqu’elle invite au dialogue entre une femme lumineuse : médecin, poète et peintre, Nour Cadour, et un non moins grand et rayonnant musicien, Mohamed Najem, qui compose et arrange aussi les poèmes de son ami poète (Anas Alaili reçu ici, dans Dialogues, en mars 2023).
C’est notre façon de célébrer la fin du printemps des poètes, une sorte d’acte d’amour qui fait ou a fait être, par hasard, ce qui n’existait pas encore, avant que deux personnes ne se rencontrent : Fiat musica.
Que la musique soit.
Nous voudrions aujourd’hui rappeler ici, à la veille de l’été et de ses festivals (de poésie à Paris et à Sète et dans tant de petits festivals moins connus mais tout aussi vivants), mais aussi à la veille de tous les festivals de musique prévus partout en France, dans la moindre église ou place de village, la nécessité pour la poésie et pour la musique qu’elles aient ou tiennent lieu, qu’elles se rencontrent pour agir ensemble dans et pour le monde, qu’elles nous réveillent ou nous consolent, brisent le silence ou l’habitent et soient simplement l’occasion de contemplation, d’un véritable temps détaché de l’ordinaire des jours : réjouissance unique - hapax - et temps suspendu : « aion » pour retrouver la lutte dans le monde
Pourquoi favoriser « l’avoir lieu » de la poésie et de la musique ?
« La poésie a ceci de commun avec la poésie et l’amour, et même avec le devoir: elle n’est pas faite pour qu’on en parle, elle est faite pour qu’on en fasse : elle n’est pas faite pour être dite mais pour être jouée… Non, la musique n’a pas été inventée pour qu’on parle de musique ! N’est-ce pas la définition même du bien ? Le bien est fait pour être fait, non pas pour être dit ou connu. (…) La poésie en cela n’est-elle pas une sorte de bienfaisance ?
Faire comme on dit et même sans dire (…) En poésie, c’est le dire lui-même qui est le faire : le poète parle mais ce ne sont pas des paroles pour dire comme les paroles du code civil : ce sont des paroles pour suggérer ou pour captiver, des paroles de charme. »
La musique et l'ineffable, 3. le charme et l’alibi, l’opération poétique
Nous avons intitulé notre émission “souffler sur les frontières” pour rappeler le sens du souffle en hébreu et en arabe ريح :
“Ruah” en hebreu désigne le souffle de la respiration , celui du vent , de la vie de l’esprit et de la puissance. C’est le vent du désert, hamsin, qui se moque des frontières administratives et géopolitiques et d’une certaine façon, souffle où il veut, bien au-delà des frontières terrestres, donnant aux poètes, liberté de circulation et d’esprit. Nous choisissons donc de dédier cette émission au souvenir vivant du poète Lorand Gaspar (mort en 2019), lui-même ancien médecin à Bethléem et à Jérusalem, arpenteur des déserts de Judée et des mers d’Egée ou méditerranée, éternel marcheur en quête de lumière et de pierres sauvages .
Nous vous remercions Mohamed et Nour de lire ce poème pour entrer en poésie.
Lecture Lorand Gaspar derrière le dos de dieu, 2010, Gallimard
Puisse mon amour des dessins changeants
des corps, des eaux et des vents de ce monde
avec les martinets voler encore ce soir
certitude d’un instant dans la joie
d’une vie d’un coup d’aile dépliée
comme si dans le geste de s’ouvrir
il y avait une braise éternelle –
Reviens près de ces pierres
où quelques mots respirent –
écoute-les de toute ta nuit
tout le poids de l’oubli courbé
sur un feu qui consent aux gris
lumineux et fragiles de ces cendres –
poignée de semences
que dispersent les vents
2) Présentation des invités
Nos deux invités sont non pas seulement deux exilés, mais deux infatigables poètes aux frontières de plusieurs mondes, deux personnes souvent en mouvement, jouant et composant au pluriel, entre différents lieux, avec d’autres musiciens et poètes : palestinien, caribéen, allemand, syrien. Bref, des créateurs bouillonnant de vie, sans identité fixe véritablement assignable.
Nour Cadour, vous êtes médecin nucléaire, poète et peintre. Née de parents syriens, vous vivez entre Paris et Montpellier, on peut vous croiser aussi là où vous avez grandi, à Oloron-Sainte-Marie ou bien au rythme des lieux qui appellent un poète : partout et nulle part.
On vous vous dira résolument engagée en poésie, depuis votre participation à «Poésie en Liberté́ » qui vise à promouvoir l’écriture poétique, “cette île sonore dans l’océan de la prose” et son partage auprès des jeunes lycéens et étudiants. Vous êtes d’ailleurs devenue membre de ce jury pour ce prix de poésie.
Vous venez de publier aux éditions L'échappée belle dirigées par Florence Isaac le silence pour son dont on vous écoutera dire deux poèmes à la fin de l’émission.
Vous participez également à de nombreuses revues poétiques (Poetiquetac, Debridé, L’Etrave, Revue Hélàs, Rectangle quelconque, Chronique de ci et de là…), des anthologies poétiques (Poésie en liberté, Les Voix de l’extrême... ) et au podcast poétique « Mange tes mots ». En 2021, vous avez cocréé avec de jeunes poètes montpelliérains l’association de poésie « L’Appeau’Strophe » qui vise à rendre la poésie accessible à tous, présente partout au quotidien des rencontres. Du reste, vous proposez ce soir avec votre collectif d’Appeau'Strophe une soirée dédiée à la poésie. Vous dites et incarnez vos poèmes, accompagnée de musique comme ce soir dans un bistrot du 20e arrondissement avec d’autres poètes syriens haïtiens ou caribéens.
Mohamed Najem, vous êtes clarinettiste. Vous êtes né à Jérusalem et avez grandi à Bethléem. Vous avez commencé la clarinette et le ney au Conservatoire national de musique Edward Saïd (CNMES) en Palestine, et êtes diplômé du Conservatoire à rayonnement régional (CRR) d'Angers. Vous avez reçu le premier prix en musique arabe dans le cadre de la compétition nationale palestinienne en 2005.
Vous avez créé un ensemble de jazz : le Mohamed Najem quartet qui se produit un peu partout en France, en Europe et en Orient dans les plus grands festivals de jazz notamment. Vous jouez également avec l'accordéoniste allemand Manfred Leuchter, avec lequel vous formez un duo (Encounter).
Vous partagez avec Nour Cadour l’engagement dans les aventures collectives et accordez un sens politique à une culture musicale accessible à tous. C’est ainsi que vous êtes aussi professeur de clarinette dans l’ensemble DEMOS à la philharmonie de Paris. Cet ensemble propose à des enfants défavorisés d’accéder à la musique à l’opera et de participer régulièrement à la vie d’un orchestre. Vous travaillez en collaboration avec Laurent Gossaert. Ce programme très ambitieux vise à briser les codes ou les frontières d’une adresse particulière et distincte de la musique classique.
Ce qui apparaît dans vos deux itinéraires, que nous sommes heureux de faire découvrir aujourd’hui à nos auditeurs, alors que se termine bientôt Le Marché de la poésie à Paris, place Saint-Sulpice, c’est un sens certain de la bougeotte ou du coup de vent puisque, Mohamed et Nour, vous allez tous deux où vous porte la poésie, avec détachement et charme :
“Ce-je-ne-sais-quoi, “cosa mentale”qui comme le sourire ou le regard, tient à on ne sait quoi, ni à quoi il consiste ni, où on peut l’assigner”
Le charme bergamasque, in musique et ineffable ,
« La musique est un charme : faite de rien, tenant à rien peut-être même n’est-elle rien du moins pour celui qui s’attend à trouver ou à palper quelque chose.
Comme tout ce qui est précaire, délicieux, irréversible - une bouffée de passé respiré fugitivement dans un parfum, un souvenir de notre jeunesse révolue, une musique fait de l’homme un être absurde et passionné : (...) Encore que renouvelable, le charme de la musique (lui) est précieux comme nous sont précieux l’enfance, l’innocence ou les êtres chers voués à la mort. Le charme est labile et fragile et le pressentiment de sa caducité enveloppe d’une pure mélancolie l’état de grâce qu’il suscite» V. Jankélevitch, La musique et l'ineffable, Sagesse et Musique 8, mélodie et harmonie , 6
Quels sont les lieux , de l'enfance et de l’innocence que vous cherchez à revivifier par la poésie et la musique?
3) Le souffle et l’élan poétique : Souffler sur les blessures
-Musique 1 : Ecoute de flower Mohamed Najem
-NC: Lecture de larme de lune et incision fleurie, poèmes extraits de larme de lune
M. N : Votre dernier album Jaffa blossom va sortir bientôt. Il semble que vous suiviez ce commandement de Jankelevitch dans le je-ne-sais-quoi et le-presque-rien : “Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais. Ne perdez pas votre chance unique dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps.”
Le printemps de Jaffa, ce sont les embruns et la pêche du port, les bougainvillées jaunes, rouges, roses, les liserons roses et blanc qui se jettent dans la mer, le jasmin et les citronniers, la poussière des antiquaires et le lait des figuiers, le coucher du soleil sur l’ancien phare, l’église Saint Pierre et les vieux filets, les terrasses des fêtes et les repas sur le pouce ? Toutes les langues de la terre et toutes ses saveurs ? Ce sont des gens que vous avez aimés ? Comment est né cet album ? De quelle réminiscence est-il le fruit ou la fleur ? Quel printemps de Jaffa raconte cet album ? Et enfin que représente Jaffa pour vous ? Quelle est cette “cosa mentale”, dans votre patrie musicale intérieure ?
Cet album est-il le fruit d’une sagesse venue des anciens , de Vos anciens ? Peut-on faire vivre Jaffa sans y être jamais allé, simplement en faisant vivre la mémoire de sa famille
NC, votre premier recueil de poèmes Larmes de lune a été primé par la société des poètes français en 2021 et a reçu le prix de la Fondation Saint-John Perse en 2022. Votre éditrice des éditions L'échappée belle, Florence Issac, qui a écrit un recueil de haïkus intitulé Guérir en haïkus partage avec vous l’idée d’une écriture poétique porteuse du soin à apporter aux autres et à soi. Avec Naïssam Jalal, flûtiste syrienne qui vient de composer un album de guérison par des rituels (soleil, lune, rivière,brume, colline), vous semblez partager l’idée d’une guérison ou un adoucissement par les mots, par la composition poétique et la mémoire des lieux ou des femmes qui les font vivre. Suite à une hospitalisation, la musicienne a pu mesurer la puissance curative de la musique qui l’a soulagée plus qu’aucune parole :
« J’ai dû, à un moment douloureux de ma vie, passer quelques semaines à l’hôpital. Un ami musicien, est venu jouer dans ma chambre. L’impact de la musique a été très fort d’un point de vue moral, intérieur, mais aussi physiologique. Par souci de rendre à d’autres ce que j’ai eu la chance de recevoir, j’ai souhaité aller jouer en chambre. »
N.C, envisagez-vous aussi la poésie comme ce soin à se porter à soi-même et à porter aux autres ? Pourquoi et depuis quand la poésie , la calligraphie, la peinture et finalement, un roman - conçu comme récit initiatique -, accompagnent votre travail de médecin nucléaire ? Vous inscrivez-vous dans cette longue tradition de médecins héritiers d’Avicenne, Maïmonide, Gallien, ad-Daḫwār, soucieux de traiter l’âme et le corps ensemble, le vivant : un petit monde (nucléaire) à ausculter, à écouter: la matière et l’esprit ensemble travaillant à une poésie moniste et non dualiste confiant aux machines le soin de juger, d’observer, de mesurer, de quantifier l’être humain. C’est très sensible dans votre roman L'âme du luthier où vous convoquez beaucoup de souvenirs culinaires syriens prenant fait et cause pour le corps que l’on nourrit, que l’on soigne en lui parlant avec des mots mais aussi des mets chargés de symboles.
4) A la frontière
Votre poésie célèbre non pas seulement le goût du voyage et de l’étrangeté ou de la désappropriation de soi mais surtout la gratitude pour les lieux et les gens qui construisent l’individu, dans les rencontres, les espoirs et une sorte de fidélité à la mémoire des lieux.
La musique et la poésie sont là pour traverser les frontières visibles ou invisibles : moi et l’autre, pays du départ et du retour, lignes de fuite que l’on garde en soi ou que l’on veut garder comme une ligne saillante pour établir des bornes pour se connaître et refuser l’assignation des autres à un seul lieu, à un seul peuple ou à une seule expérience du monde. “Les artistes sont les derniers à croire encore au monde ils ne peuvent pas se permettre d’être étrangers au monde.” La condition de l’Homme moderne H. Arendt cité par C.Coquio dans son livre Syrie, A quoi bon le monde ?
Dans les prolégomènes à toute métaphysique future, Kant distingue entre les « bornes » qui enferment un espace sur lui-même et les « limites » qui entourent un domaine en le mettant en relation avec son dehors. En matière de frontières, tout est question de regards. La borne obstrue l’accès à un au-delà du sensible : elle est semblable à un mur qui ne laisse pas deviner qu’il existe quelque chose derrière lui. En revanche, la limite fait signe vers ce que l’on ne peut pourtant s’approprier, et que Kant nomme le « suprasensible ». Dieu, l’âme et la liberté se situent hors de toute expérience possible. Mais, ils n’en demeurent pas moins des idées qui indiquent une tâche pour la pensée : celle de reporter toujours plus loin la recherche du sens et de chercher un universel.
A vous écouter et vous lire, on sent évidemment beaucoup de liberté et on pourrait parler de poésie et de musique cosmopolite : une musique et des textes qui disent la présence continue en soi des espaces traversés, des lieux rencontrés, des gens d’ailleurs qui ont transmis les lieux, les premières sensations, au travers des lieux de l’enfance ou des vacances, lieux perdus et habités, que l’on fait revivre par le poème ou la mélodie, par la remémoration d’un parfum ou d’une ambiance familière diffuse, propre aux lieux que nous connaissons et aimons.
Sénèque le dit aussi dans De la tranquillité de l’âme, dans Les Stoïciens, Pléiade, p. 669 La musique et la poésie :
« Nous mettons notre fierté à ne pas nous enfermer dans les murs d’une seule ville ; nous étendons notre société à tout l’univers ; et nous déclarons que notre patrie est le monde (...). »
M.N : Vous le dites vous aussi dans une interview que vous avez donnée : l’âme de l’exilé ne se restaure que dans le sensible : dans la possibilité de remémorer les parfums, les lieux , les rites et l’enfance comme dans la composition de sa patrie intérieure : L'exil est une violence faite aux hommes qui perdent leur langue, leur famille, leurs amis.
« L'artiste en exil est comme un arbre, il revient dans sa patrie dans chaque œuvre qu'il exécute et chaque fois qu'il respire… La diaspora est un poison et un baume, tourmenter l'âme et rafraîchir la mémoire… Malgré tout cela, je rêve toujours de jouer à Jaffa et à Haïfa. » M.N
M.N: Votre musique est-elle une façon pour vous de construire une ‘citadelle intérieure’ dans l’exil et de donner l’hospitalité à cet autre que nous sommes toujours appelés à devenir, là où nous sommes ?
- NC : lecture de respiration bloquée et mémoire de ma terre
- Musique 2 : écoute de Bethléem à Angers.
On est frappé en écoutant votre musique de ne plus savoir vraiment se situer = quelque part entre la musique klezmer d'un coin de Jérusalem ou de l'Europe Centrale ou d'une table de Bethléem. On est nulle part et partout à la fois. Ni d’Orient. Ni d’Occident .
M.N, Pourquoi le choix d’un instrument à vent ? Du ney puis de la clarinette ? Depuis quand en jouez-vous ? Quelle importance revêt pour vous cet instrument ? Comment les rencontres avec d’autres musiciens nourrissent votre travail ?
Quant à vous, N C, vous questionnez ce mot d’allégeance dans votre roman L’âme du luthier ?
« Madame Azza, c’est quoi porter allégeance? Demanda Joseph. C’est en quelque sorte porter obligation de fidélité et d’obéissance à une nation ou à quelqu’un. Mais c’est horrible, ajouta Joseph d’une moue de dégout. On est tous libres »
-Lecture finale de Femme de Palmyre et femme de Strasbourg-Saint-Denis
-musique 3 : Fin de l’émission écoute de floor 4
Les conseils de lecture et d’écoute de Dialogues
Mohamed Naje :,
Jaffa Blossom à venir ( en attente de label)
encounter (avec l'accordéoniste Manfred Reuchter)
floor n °4 , lab samer Jaradat( floor n4, instant love, if you want, bus, flower, Raksat Zabaqly, from bethleem to Angers, Thalassa Lipisu, Hal asmar el-loun)
Nour Cadour :
Le silence pour son, éditions L'échappée belle
larmes de lune, éditions Appeau’strophe
l’âme du luthier, Hello éditions
Catherine Coquio, A quoi bon encore le monde ? La Syrie et nous, Actes sud-Sindbad, 2022
Paul Veyne, Palmyre l’irremplaçable trésor, Albin Michel
Françoise Schwab, le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi, Albin Michel, 2023
Vladimir Jankélévitch la musique et l’ineffable, 1961, Point Essais
Texte annexe :
Yves Charles Zarka, « Frontières sans murs et murs sans frontières », dans Cités, 31, 2007, p. 4 et 5
“Le politique concerne des populations, des peuples, des unités juridico-politiques sur des territoires. Toutes ces réalités ne sont qu’historiques et contingentes. Elles résultent des guerres, des invasions, des conquêtes, du développement de la production et du commerce, de l’apport de populations étrangères dotées d’autres langues, d’autres cultures, d’autres références. Il n’y a rien de naturel, ni de logique dans tout cela. Or c’est de cette même histoire que les frontières tiennent leur existence, elles ne sont donc également ni naturelles, ni le plus souvent rationnelles. Mais ces frontières qui sont issues du passé, de l’ancien monde, doivent-elles être remises en cause au nom du cosmopolitisme d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la référence à la seule communauté naturelle et rationnelle qui soit : celle de l’humanité non abstraite et homogène mais multiple et diverse du Tout-Monde ? Je ne le crois pas.
Car la frontière n’est pas seulement ce qui sépare ou démarque, mais aussi ce qui permet la re- connaissance et la rencontre de l’autre. La frontière n’a pas seulement un sens négatif, mais aussi un sens positif. Cela est valable aussi bien au niveau psychologique (la constitution de la représentation de soi, de l’intimité, de ce qui n’est pas disponible ou à la disposition de l’autre), qu’éthique (constitution du soi responsable de ses actes) et politique (la citoyenneté nationale distinguée de la citoyenneté du monde). Par conséquent, ce qu’il faut combattre ce sont en effet les murs mais pas les frontières.
On ne saurait mettre ces deux notions sur le même plan et faire de toutes les frontières des murs : il y a des frontières sans murs, des murs sans frontières et des murs en attente de frontières – c’est parfois d’ailleurs leur seule véritable et provisoire justification. La caractéristique de la frontière, c’est d’abord qu’elle ne concerne pas uniquement les hommes, mais aussi les marchandises, les œuvres, etc., tandis que les murs ont pour fonction unique d’empêcher le passage des hommes (l’affamé, l’indésirable, le trafiquant, le terroriste,). C’est ensuite qu’elle peut faire l’objet d’une reconnaissance mutuelle de part et d’autre de son tracé, tandis que le mur est toujours, à certains égards en tous cas, unilatéral.
Les murailles et les murs ont, dans l’histoire de l’humanité, eu pour fonction d’empêcher l’invasion des armées ennemies, les expansions, l’afflux des populations considérées comme indésirables, mais également – c’est le cas aujourd’hui en Europe occidentale aussi – d’isoler des populations les unes des autres (mise en ghettos de populations immigrées, etc.), de s’opposer à l’arrivée de populations asphyxiées dans les pays d’abondance – réelle ou imaginaire. Mais les murs, outre qu’ils sont des moyens souvent inefficaces, ne résolvent rien. La solution sera en revanche une frontière reconnue de part et d’autre.
Le meilleur antidote au mur, c’est la reconnaissance mutuelle de la différence de soi et de l’autre à travers la frontière qui n’est précisément pas un mur étanche, mais un lieu de reconnaissance et de passage. Un monde sans frontières serait un désert, homogène, lisse, sur lequel vivrait une humanité nomade faite d’individus identiques, sans différences. Alors qu’un monde traversé de frontières mais reconnues et acceptées de part et d’autre est un monde de différences coexistantes et de diversités florissantes.
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