Dialogues # 11 mai 2024 - Jean-Pierre Massias- Antjie Krog: la douleur des mots :Témoigner de la force de la justice transitionnelle
Invité: Jean-Pierre Massias, professeur de droit à l’université de Pau Pays de l’Adour, président de l’institut justice et démocratie-Louis Joinet
Animatrice: Christine Bessi
Technique : Celian Vianez et Alexandre Waelbrouck
(NB : Le texte qui suit constitue le point de départ de l’entretien et ne rend pas compte de l’interview. Il sert de point d’appui pour la lecture et la compréhension des poèmes (non traduits en français, en particulier.)
Introduction : Ce printemps 2024 est l’occasion, vous l’entendez sur les ondes, de revenir sur différents événements importants consacrés à l’histoire de l’Afrique du Sud. L’historien Benoît Dupin, spécialiste de l'Afrique du Sud et de l'Afrique australe contemporaines, chercheur au laboratoire LAM – (« Les Afriques dans le monde ») a organisé un colloque important avec Science Po Bordeaux sur l’histoire de l’Afrique du sud pendant et post apartheid. Il a aussi tenu un cours sur les figures de libération de S.Biko, R.Sobukwe à N.Mandela à l’université populaire de Pessac. Il faut nommer aussi le travail de Sophie Dulucq, professeur d'histoire contemporaine à l'université Toulouse – Jean Jaurès. De 2019 à 2023, en détachement au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères en tant que directrice de l'IFAS-Recherche (UMIFRE 25) à Johannesbourg, sur les modes culturels de libération et d’émancipation dans l’Afrique australe coloniale et post coloniale.
Nous nous proposons aujourd’hui de réfléchir,à partir du droit, sur les conséquences juridiques et mémorielles des violences de masse afin d’interroger nos représentations sur la justice pénale internationale .
Il y a 18 ans, en avril 1996, la Commission Vérité et Réconciliation était créée en Afrique du Sud, suite à l’élection fin avril 1994 de Nelson Mandela: une instance inédite, chargée de faire la lumière sur les crimes commis pendant l’apartheid tout en laissant la porte ouverte au pardon et à la renaissance du vivre-ensemble dans l’urgence de parer à la guerre civile. Après plusieurs années d'enquêtes, des milliers d'auditions, la Commission avait rendu ses conclusions en 1998, un travail qui, aujourd’hui, est l'une des pierres fondatrices de la réconciliation sud-africaine, et un modèle pour l’ensemble du monde un modèle qui inspire, notamment, les pays africains.
Le 11 mai 1994, il y a donc 30 ans, Nelson Mandela formait le premier gouvernement démocratique sud-africain, préparant la Constitution qui sera établie en 1996 et dont l’historien Fx Fauvelle montre le caractère unique et singulier, “Prosopopée de la nouvelle Afrique du Sud, chef d’oeuvre de rhétorique conciliatrice, création d’une discours nationaliste faisant place aux captifs qui ont souffert pour la justice et la liberté, à ceux qui ont cherché à développer le pays, parlant d’une seule voix, sans nommer leur couleur de peau”.
L'objectif de l’émission d’aujourd’hui est de comprendre l'événement de cette commission et de le relire avec le recul de l’histoire alors qu’il a largement été décrit par la poésie et le journalisme, ou bien les deux (Antjie Krog, the country of my skull, trad. ”la douleur des mots”, Actes Sud, Sophie Pons, Apartheid, l’aveu et le pardon, Bayard 2020), les historiens (chapitre 5 de L’histoire de l’Afrique du Sud , Seuil, janvier 2006 de FX Fauvelle intitulé Reconstruction, ségrégation, réconciliation), la philosophie, P. Ricoeur, Mémoire, histoire, oubli, 2000 epilogue : le pardon difficile).
Il s’agira de montrer qu’il n'y a pas de contradiction à faire dialoguer les historiens, les juristes, les philosophes, les poètes et même les représentants des cultes (l’importance de la théologie Ubunthu, chère à Desmond Tutu (générosité et grandeur d’âme de celui qui n’oublie pas mais pardonne), pour comprendre un événement fondateur pour la justice transitionnelle.
En décembre 1984, il y a 40 ans, Desmond Tutu, artisan avec Nelson Mandela de la commission vérité et réconciliation, recevait le prix Nobel de la paix. Lorsque A. Krog recueille le témoignage de D.Tutu, dans La douleur des mots, elle relève non seulement son empathie mais la personne si fraternelle qu’il était, pour porter la parole des victimes. D’une certaine façon, dans le témoignage de gratitude envers le travail de sa mère pour l’élever, il relève avec une profonde actualité ce qui reste aujourd’hui de l’apartheid: une ségrégation sociale et économique qui conduit bien des mères de classe moyenne, pas loin des quartiers chics de Camps bay ou de Sea point au Cap, à chercher dans les poubelles pour collecter le métal, le revendre et payer les études de leurs enfants.
“Souvent je pense à ma mère... vous savez... je pense toujours à ma mère... Je pense à elle. J'allais au lycée - et il n'y avait pas d'argent à la maison. Ma mère était lavandière et je l'accompagnais chez sa patronne blanche. Elle s'en allait laver et repasser le linge, et à la fin de la journée elle touchait deux shillings. Ma mère rassemblait chaque matin ces deux shillings et me les donnait, et je partais à la gare acheter un ticket pour aller à l'école à Westbury... J'ai souvent pensé, ma mère, à la fin de la journée avait fait tout ce travail... et elle ne gardait rien pour elle... Ja... elle est morte l'année où j'ai eu le prix Nobel de la paix... je lui ressemble : petit, avec un gros nez."
Problème : Comment comprendre la différence entre la justice et l'histoire et saisir l’importance du récit des violences (et donc de la parole de vérité) dans le processus de justice puis de construction d’une nouvelle identité politique? En quoi la commission vérité et réconciliation est-elle devenue modèle pour d'autres types de règlement de justice ? Un miracle ou une disgrâce de la justice pénale ? Si cette approche est limitée et imparfaite, parce que fondée sur le dire des violences et les émotions, est-elle pour autant illégitime ?
2)Présentation de l'invité : Jean-Pierre Massias, professeur de droit public à l’université de Pau et des pays de l’Adour, président de l'Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie - IFJD Institut Louis Joinet qui fête cette année ses 10 ans. Co-fondateur et co-président de l'Association Francophone de Justice transitionnelle.
3)Dans La douleur des mots, pour comprendre le propre des violences de masses et la qualification des différentes culpabilités individuelles dans la culpabilité collective, Antjie Krog reprend la distinction opérée par Karl Jaspers dans La culpabilité allemande. D’une certaine façon, son travail comme journaliste de radio pour la commission s’apparente à celui effectué par H. Arendt dans le procès Eichmann pour le New Yorker. “J'enchaîne avec un papier sur les quatre catégories de culpabilité établies par des théologiens allemands au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :
-la culpabilité criminelle pour ceux qui ont tué ;
- la culpabilité politique pour les dirigeants et les gens qui ont voté pour eux,
-la culpabilité morale pour ceux qui n'en n'ont pas fait assez, qui n'ont pas résisté, qui furent passifs
-et enfin la culpabilité métaphysique - si j'ai survécu alors que l'autre était tué, je suis coupable de mon existence même. Je cite Karl Jaspers : "En Allemagne des milliers de gens ont cherché ou ont trouvé la mort en combattant le régime, de façon anonyme pour la plupart. Nous, les survivants, nous ne l'avons pas cherchée. Nous ne sommes pas descendus dans la rue quand nos amis juifs furent déportés; nous n'avons pas hurlé au point d'être détruits à notre tour. Nous avons préféré rester en vie, au piètre motif, sinon logique, que notre mort n'aiderait personne. Nous sommes coupables d'être en vie." Le dermatologue diagnostique un urticaire lié à un traumatisme. On me donne des pilules et des pommades.”
3) Est-ce que la mission de la TRC est de se substituer à la justice ordinaire ; ou est-elle d’une autre nature ? En Afrique du Sud, moins d’un millier d'amnisties furent prononcées sur plus de 7 000 demandes déposées), pouvez-vous expliquer le bénéfice de ces demandes d’amnisties et de réparation pour la mémoire collective et la construction d’une nouvelle nation ? On est frappé lorsqu’on lit le compte-rendu d’Antjie Krog de la violence des faits racontés, dans leur exception parfois circonscrite à certains groupes de population ou territoires, la dénonciation aussi d’un modèle de violence virile afrikaner (chapitre 8 : aftershave et testostérone), le supplice du collier (Queenstown), la folie meurtrière du gang du football club de Winnie Mandela, la violence policière des mains coupées, gardées dans du formol sur le bureau des policiers, du témoignage quotidien de la terreur. Voir aussi le témoignage du prêtre anglican d’origine néo-zélandaise, Michael Lapsley (p 187 à 193). Il est amené à s’installer en Afrique du Sud à l’âge de 24 ans, alors qu’il est jeune prêtre anglican. Il y découvrira la sombre réalité de l’Apartheid. Horrifié par l’injustice de ce régime, Michael Lapsley s’engage activement dans la lutte contre la ségrégation raciale. Il sera menacé de mort, considéré comme ennemi par le régime de l’apartheid. En exil au Lesotho, il devient aumônier du Congrès national africain, le parti politique pour la défense des droits des Noirs dirigé par Nelson Mandela. L’action militante de Michael Lapsley depuis l’étranger ne passe pas inaperçue. En 1990, au Zimbabwe, il reçoit une lettre piégée qui lui coûte un œil ainsi que ses deux mains ; ces deux mains, remplacées par des pinces qui font écrire à Antjie Krog un des chapitres les plus bouleversants de son livre, mains de l'Homme, signe de son humanité et de sa parole donnée.
4) Peut-on parler de justice mémorielle pour rendre possible une reconstruction sociale, une radicale transformation sociale ?
Le problème de la mémoire qui cherche à construire une histoire ou une mémoire partagée, c’est bien le problème de la vérité. La mémoire partagée ne consiste pas en une addition de mémoires individuelles comme cherche à le supposer la mémoire collective. La mémoire partagée consiste en un véritable travail de tous pour donner du sens à ce qui s’est passé ce dont on a été ou non le témoin.
5)En quoi constitue-t-elle un moyen de tissage du récit historique ? Comment la justice transitionnelle redonne-t-elle sens au récit et à la mémoire orale des peuples soumis aux violences ? voir la collecte des récits légendaires et poèmes des bushmen par A.Krog (The stras say “stau”). Les Bushmen /Xam étaient un peuple de chasseurs-cueilleurs qui vivaient depuis près de cinq mille ans en Afrique du Sud, dans l'actuelle province du Cap. Dès le début du XXe siècle, ils ont complètement disparu, exterminés à la longue par la colonisation européenne. Dans les années 1860, le linguiste allemand W.H. Bleek, conscient du génocide en cours, prit à son service des Bushmen/Xam (Diä!kwain, Kweiten-ta//ken, A!kùnta,Han≠kass’o, //kabbo) condamnés aux travaux forcés, et entreprit avec eux de sauver ce qui pouvait encore l'être de leur langue (Khoisan) et de leur patrimoine oral. Les douze mille pages qu'il a recueillies, avec le concours de sa belle-soeur Lucy Lloyd, sont tout ce qui subsiste aujourd'hui de ce peuple et de sa langue. A.Krog et d’autres poètes sud-africains ont entrepris de traduire et de transmettre leur sagesse. La signification du drapeau sud-africain peut être attribuée à la devise du blason national qui se lit : ‘!ke e:/xarra //ke’ signifiant “Des peuples divers s’unifiant”. (voir aussi préambule de la Constitution : Nous peuple d’Afrique du Sud (...) croyons que l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent, unis dans leur diversité”.
5) Que révèle la place centrale occupée dans les procédures, non par les auteurs des crimes, mais par les victimes ? Est-il juste de parler de thérapie judiciaire ou de tribunal des larmes ?
“L'objectif de la Commission, en outre, n'était pas d'obtenir l'aveu (dont la forme et l'ampleur sont conditionnés par l'hypothèque de la sanction), mais de révéler la vérité des faits. Dès lors, le travail de la Commission Vérité et Réconciliation peut être vu comme opérant plusieurs transactions symboliques. En offrant aux victimes (ou le plus souvent aux familles des victimes défuntes) d'entendre la vérité pour prix de la justice, et en accordant aux auteurs de crimes l'impunité pour prix de la vérité, elle donnait, en direct à la télévision (sans parler de la couverture journalistique et des forums sur Internet), le spectacle dramatisé (pleurs, cris, actes de contrition) d'une catharsis de la nation, par laquelle celle-ci offrait à la fois sa confession et son pardon.” F.X Fauvelle, histoire de l’Afrique du sud, Reconstruction,ségrégation réconciliation
9) Fin de l’émission
Lecture de Dia !kwain, (mémoire orale des peuples Xam en khoisan)
How a fog predicts a commando is coming. In the time before we are attacked when they are still only planning to attack us there is a fog in the morning which is sitting over there it is our fog
when they start shooting at us in the fog then we make clouds our blood starts to smoke it feels as if people are shooting at us in the fog that is why we make clouds even before they reach us that is why some of us say : a battle is coming
my father told it to me :
that a fog rises when a battle is coming then the others have to fight us in the fog after the battle in the fog, they go away
this is what the fog does :
it makes them leave
it makes them leave us alone
only then the fog lifts because it feels our blood has flown
this is why the fog leaves it feels that our blood which made so many clouds has finished flowing.
Lecture de Miracle d’A.Krog par Zoé Killick Auzias (13 ans), à table montain hut un matin de brouillard, le lundi 22 avril 2024. Miracle, Synapse, 2004, Antjie Krog
Après David Grossman
I belong to this land/ it made me/ I have no other land/than this one
immoderate is my feeling for this land/gnarled and tough but unambiguous/ I do not believe in miracles
but the peaceful liberation of my land/ was a miracle—astonishing and filled with elation
it stays with me its incomparableness stays with me
I know that my country now burning with protest/is uniquely fabricated out of hope—it stays with me/even when everything shrivels falls short falls/apart gets slain becomes a travesty—like sand/the moment that has been granted us once sifts/in pendants of revenge from our unjust fingers
I belong to this land/it made me/I have no other land/than this one
petulant insulted we waste each other/with impunity shed one another's lives /we wanted to create refuge for the poor the ordinary/the heroes the lovely the talented the maimed/but our graveyards sponge with the ignored the/ill the murdered the raped and the heartbroken ones/I know my country was fabricated/once from hope—it stays with me/its incomparableness stays with me
immoderate is my feeling for this land/dumbfounded we listen to the hairdryer sounds/of our leaders arid-air scorchings of nothingness/I do not believe in miracles/but the peaceful liberation of my land/was a miracle—astonishing and filled with elation
I have no other land than this one/we have become the prey of ourselves caught up/in ethnic avarice and a total incapacity for vision/it is as if we have no idea anymore of how to live without/being violent anguished and brutal towards one another
I belong to this land/it made me/immoderate is my feeling for this land/gnarled and tough but unambiguous/I have no other land/than this one
I do not believe in miracles/but the peaceful liberation of my land/was a miracle—astonishing and filled with elation/it stays with me its incomparableness stays with me
A suivre :
-Colloque à l’EHESS novembre 2023-juin 2024 : Violences de masse, justice et sciences sociales : approches croisées/ La chaîne You tube de l’institut Louis Joinet où est retransmis le colloque. https://www.youtube.com/@ifjd-louisjoinet
-Université d’été de l’IFJD à Baïgorri : https://institut.ifjd.org/former/festival-et-forum-de-baigorri/
le thème : Entreprise et justice transitionnelle : https://institut.ifjd.org/event/entreprises-et-justice-transitionnelle/
forum public le 29 juin ; habiter, travailler, respirer : défendre nos droits fondamentaux.
A voir: Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris, boulevard Raspail, The Center for the Less Good Idea, William Kentridge, Bronwyn Lace et plus de trente artistes en résidence, Du mardi 14 mai 2024 au lundi 20 mai 2024-19h00 — 22h00
A lire :
F.x Fauvelle, Histoire de l’Afrique du Sud, Points histoire, 2006
A.Krog,
- La douleur des mots, “country of my skull”, 1998, trad de l’anglais par G.M. Lory, Babel, 2004
- Ni pillard, ni fuyard, traduit par G.M Lory, éditions Le temps qu’il fait, 2004
-The stars say “Tsau” poesie san de Diä!kwain, Kweiten-ta//ken, A!kùnta,Han≠kass’o, //kabbo. kwela books, Cape town, 2004
-Déflagrations, dessins d'enfants, guerres d'adultes- 2017, préface Françoise Héritier
-Déflagrations, catalogue d’exposition présentée au Mucem du 28 janvier au 2 mai 2021 sous la direction de Zérane S. Girardeau, commissaire de l'exposition, Coédition Mucem / Lienart
Livre pour enfants :
- A.Krog, illustration Fiona Moodie, fynbos fairies, Umuzi, 2007
Musique de l'émission :
-Lecture par la poète A.Krog en afrikaans du poème miracle, Antjie Krog Synapse, 2014, mise en musique par Corrie van Binsbergen (Pays-bas), album : Une peau de son, Asko|Schönberg et November Music, 2022
- Robbie Jansen, symphony khoisan part 3, in album the cape doctor, piano solo, interprété par Hilton Shilder
Télécharger le podcast
DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h