Dialogues # 13 novembre 2023 - Thomas Chisholm, restaurant Chocho : manger est-il un acte naturel ?
Paris local, "les mains ont la parole” - Cuisine et philosophie
Thomas Chisholm, restaurant Chocho : manger est-il un acte naturel ?
En partenariat avec le festival Paris local du 15 au 18 novembre, Aligre FM célèbre le talent de tous les artisans : plus particulièrement, aujourd’hui, le travail de deux jeunes apprentis en cuisine, Noam et Anatole, et d’un chef cuisinier parisien, franco-américain, Thomas Chisholm.
Introduction
Aujourd’hui, Aligre FM célébre l’artisanat et plus particulièrement la cuisine avec Thomas Chisholm du restaurant Chocho Paris 10e. Notre émission est consacrée au dialogue de la philosophie, de la poésie et la gastronomie : “La culture du manger et du boire”, comme la nomme l'historien Pascal Ory. La cuisine est en effet considérée comme un art et l’objet d’un savoir de plus en plus précis et sociologiquement construit. Les food studies naissent aux US dans les années 90.
Nous avons le grand plaisir d’accueillir Thomas Chisholm , chef cuisinier du Chocho à Paris. Vous êtes né à New York, franco américain et catalan, vous avez été révélé aux yeux du grand public en participant à la saison 12 de Top Chef. Vous avez ouvert à Paris un restaurant, le Chocho (10e): Un restaurant qui ne désemplit pas et qui emploie à temps plein 7 personnes de 4 nationalités. Parmi vos créations, le « plat à saucer », gourmandise qui évolue selon la saison: Le plat communautaire, comme en Orient, et qui n'a pas tardé à devenir une signature. Nous allons en parler longuement. Car, c’est une merveille.
Avec vous, il s’agira de réfuter le préjugé qui assimile la cuisine au seul plaisir des sens et à la flatterie, à un plaisir purement corporel et vil, en montrant que se joue davantage en cuisine: les symboles de la vie et de ce à quoi doit aspirer une société en bonne santé : le choix de certaines nourritures et aliments, une éthique du manger et du boire qui s’attache à une technique de transformation des aliments, à une invention et créativité, qui supposent à la fois connaissance et appréciation du goût, et surtout, amour de son métier et improvisation.
Vous êtes diplômé d’un Bac professionnel, avez travaillé aux côtés du chef Christophe Ducros, au sein du restaurant gastronomique d’un hôtel Relais & Châteaux. Une expérience de deux ans, dont vous sortez sous-chef, après avoir commencé en tant que commis de cuisine. Vous arrivez à Paris où vous travaillez au sein de restaurants étoilés tels que l’Itinéraires (Sylvain Sendra) et le Sur Mesure (Thierry Marx). En 2018, vous êtes au Paul Bert, bistrot dans le 11ème bien connu des gourmets, où vous secondez le chef Hideo Uemura. Suite à cette expérience, vous devenez le second du chef Atsushi Tanaka en prenant place au sein du restaurant AT. Depuis votre enfance américaine, vous avez été nourri par des expériences au croisement de plusieurs cultures culinaires et vous vivez la cuisine comme une responsabilité que vous avez prise, à l’âge de l’adolescence pour seconder votre mère dans la vie domestique mais aussi maintenant, dans la transmission aux stagiaires et apprentis qui vous secondent dans votre travail. Aujourd’hui, nous nous demanderons avec vous si manger est un acte naturel.
Dans L'Avare de Molière, le jeune Cléanthe, soucieux de gagner les faveurs de son père Harpagon, tente de modérer les appétits dépensiers de maître Jacques, le cuisinier. Il lui rappelle ainsi un dicton : "Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger", autre manière de dire que l'homme ne doit pas être l'esclave de ses besoins naturels mais placer une vie bonne et bien réglée au-dessus de la satisfaction anarchique des besoins.
A première vue, il semble évident que manger est une nécessité fixée par la nature, un besoin biologiquement déterminé. Le repas s'inscrit dans une logique naturelle, qui comporte en elle-même ses limites et sa mesure. C'est ce que l'on peut constater chez les animaux dont l'alimentation est soumise à l'instinct, mais aussi chez les nourrissons dont l'appétit est réglé du seul point de vue physiologique ; n'ayant pas encore "les yeux plus gros que le ventre", ces derniers ne se livrent pas aux excès de la gourmandise.
Cependant, si l'homme ne vit assurément pas pour manger, il ne mange pas non plus uniquement pour vivre ou subsister. Le repas crée en effet un cercle, celui des relations humaines et parlantes: Lieu d'échanges, mais aussi de rivalités et de conflits souvent dissimulés, la table offre en même temps un spectacle, une mise en scène du simple fait de manger. Le repas devient un rituel particulier où l'homme s'arrache à sa nature grossière, se distingue et fait preuve d'élégance et de goût.
Dans quelle mesure peut-on réduire le fait de manger à la simple satisfaction des besoins naturels et l'homme se contente-t-il de se nourrir ou bien, manger est-ce l'acte par excellence d'une humanité capable de culture et radicalement modifiée par elle ?
Cuisine : un faux langage, une séduction ou le lieu par excellence du dialogue et du parler vrai ? Que veut dire pour vous cuisiner?
« Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres (peut être alors me comprendras tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l'est à la médecine, ou plutôt que ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l'est à la législation, et que ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l'est à la justice. (...) De fait, si l'âme ne commandait pas au corps et qu'il se gouvernât lui-même, et si l'âme n'examinait pas elle même et ne distinguait pas la cuisine et la médecine, et que le corps seul en jugeât en les appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient, […] toutes les choses seraient confondues pêle-mêle, et l'on ne distinguerait pas celles qui regardent la médecine, la santé et la cuisine. Tu as donc entendu ce que je crois qu'est la rhétorique ; elle correspond pour l'âme à ce qu'est la cuisine pour le corps. »
Platon, Gorgias, 465 b–e
Interview de deux jeunes apprentis cuisiniers: Noam Cohen et Anatole Bessi :
1) Cuisiner : retrouver le goût de la nourriture maternelle-nourrir / être nourri
-La cuisine : un don reçu, talent de votre grand-mère catalane ou un travail acharné ?
“En tant que fait culturel, la nourriture signifie au moins trois choses pour moi. D'abord le prestige ou le goût du modèle maternel, la nourriture de la mère telle que celle-ci la fait et la conçoit : ça, c'est la nourriture que j'aime. Deuxièmement, à partir de là, j'apprécie les excursions, les digressions vers le nouveau, l'insolite: je ne résiste jamais à l'attrait d'un plat qu'on me présente comme nouveau. Et puis enfin, troisièmement, il y a un aspect auquel je suis particulièrement sensible, c'est la convivialité, liée à l'acte de se nourrir ensemble, mais à condition que cette convivialité soit très réduite, dès qu elle s’élargit à l'excès, le repas m'ennuie et je n'aime plus manger ou au contraire, je mange beaucoup pour me distraire.”
Le grain de la voix Roland Barthes
- Le chocho: c’est plus qu’un lieu, c’est un milieu : une table ouverte où l’on partage les plats, un lieu où l’on célèbre la vie et le vivant, le boire et le manger: ses couleurs, ses vibrations, ses tonalités, les gestes du repas et une ambiance décontractée et souriante.
Cuisine vient du mot latin coquere qui signifie cuire les aliments. Le cru, le rôti et le bouilli constituent en effet comme l’a montré Lévi-Strauss le propre de l’apprêt que l’Homme peut opérer sur les nourritures pour en faire un être de culture. Le cuit est social par définition. Il est conçu comme quelque chose qui permet la relation et rend possible le mélange de ce qui était auparavant séparé. Au-delà du mélange des couleurs, il y a un mélange des consistances entre le solide et le liquide. Le code culinaire serait ainsi relationnel et intermédiaire, un code marqué par le lien. Lévi-Strauss (1967, p. 276) souligne l’importance des codes et des représentations que celle-ci peut transmettre : La cuisine est un langage au sein duquel chaque société codifie des messages qui lui permettent de signifier au moins un peu de ce qu’elle est.
-Chocho répond donc bien à la définition de l’essence de la cuisine : ça cuit, ça chauffe, ça bout, ca mijote, ça crépite, ça palpite : Pourquoi alors ce nom de restaurant ?
"Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, Madame, il n'y a que cela qui nous distingue des autres bêtes", dit Beaumarchais dans le mariage de Figaro. Apprêter sa soif et sa faim, faire taire le besoin, nourrir le désir : c'est ce qui rend possible le repas, le gueuleton, ce phénomène humain bien plus signifiant que le simple fait de satisfaire la faim.
Le repas est en effet issu d'un temps d'arrêt qui sépare le besoin de la réplétion et de la satisfaction et où vient se glisser le désir. La reconnaissance du désir et non la simple satisfaction du besoin instinctif et grossier, voilà qui distingue tout à fait le restaurant chocho.
-Le milieu : un bar où l’on prépare les cocktails et les boissons, une grande table de banquet au milieu de la pièce, au fond un comptoir avec une cuisine ouverte, des petites banquettes toi et moi auxquelles font face des chaises très simples, en osier comme à la campagne : un milieu donc entre la taverne catalane et un lounge de New York ou Berlin.
Au mur, des panneaux de carreaux de faïence comme dans les bars catalans où l’on retrouve des seiches, des poissons, des femmes nues, des végétaux ; une grande table de banquet au milieu de la salle, sous la cuisine ouverte où l’on s’agite et se préoccupe du bien vivre et du bon vivant, les carreaux verts en grès des vieilles maisons catalanes. Ce lieu dit une identité multiple, une histoire d’une personne qui s’est construite avec différents lieux. Ici, point n’est besoin d’attendre la fin du verre de saké pour voir une femme nue au fond d’un verre : la vaisselle décline dans des soucoupes quelques lignes de nus féminins qui répondent aux nus des faiences murales, des assiettes en céramiques lourdes ressemblent à de gros galets de grès troués ou usés par l’eau. Le contenu ne doit rien au hasard du contenant et l’un et l’autre entrent véritablement en dialogue au cours du repas rappelant les liens entre nourriture, plaisir et Eros.
Acte d’hospitalité et d’accueil de l’autre davantage que d’appropriation. Acte de manducation qui rappelle le pouvoir symbolique des aliments que nous partageons, que nous consommons et offrons, ce par quoi, du reste, l’acte de nourrir l’autre, au quotidien, ou de l’inviter au restaurant implique de savoir l’écouter, le regarder, marquer un temps d’arrêt, lui parler, le comprendre, l’assimiler, de telle sorte que la nourriture que nous mangeons, devient aussi par ingestion, les mots que nous partageons et dont nous nous délectons, redoublant par là, le pouvoir symbolique des mets que nous consommons et des boissons que nous buvons.
En somme, faire preuve de raffinement, d’attention à bien choisir le restaurant qui convient à tel échange de paroles: telle célébration, telle promesse, tel pardon (ce qui fait un échange proprement humain) puisque la capacité à bien parler et à se nourrir de l’autre serait corrélative de la faculté de bien (le) manger. D’où s’ensuit, du reste, le besoin, par exemple, d’accompagner de la parole, les mets que nous présentons aux nourrissons pour les éduquer à l’art du bien parler de ce que l’on mange ou du bien manger ce dont on parle. Ce que font du reste les serveuses du chocho lorsqu’elles nous expliquent la composition de chaque plat.
“ Qu’est-ce que manger ? Comment régler cette métonymie de l’introjection ? (…) “Il faut bien manger” ne veut pas d’abord dire prendre et comprendre en soi mais apprendre et donner à manger, apprendre-à-donner-à-manger-à-l’autre. On ne mange jamais tout seul, voilà la règle du “il faut bien manger”. C’est une loi de l’hospitalité infinie(...) Elle dit la loi, le besoin ou le désir, l’orexis, la faim et la soif (...) le respect de l’autre au moment même où en en faisant l’expérience (...)On doit commencer à s’identifier à lui à l’assimiler, l’intérioriser, le comprendre idéalement (...) lui parler dans des mots qui passent aussi dans la bouche, l’oreille et la vue, respecter la loi qui est à la fois une voix et un tribunal(...) Le raffinement sublime dans le respect de l’autre est aussi une manière de “bien manger” ou de “le Bien manger”. Le Bien se mange aussi. Il faut le bien manger.” Jacques Derrida, il faut bien manger ou le calcul du sujet, points de suspension.
-Les couverts et la vaisselle des hôtes : le principe est le plat à partager et l’ustensile parfait et primitif pour le partage est le couteau: celui avec lequel on sacrifie ( au sens religieux) on divise et sépare les portions, on prend, on pique, on offre. Le couteau, on le sait, est l’ustensile premier du cuisinier, bien avant la louche ou la fourchette.
Tout premier cuisinier commence par acheter une mallette de couteaux aux différentes fonctions et doit apprendre leurs noms et leurs usages. L'hôte du chocho, quant à lui, reçoit pour partager les tapas, un opinel à virole. A l’ancienne. Non pas le ganivet catalan, à ressort élégant et hispanisant, mais le simple opinel en bois naturel, celui qu’on emporte en promenade, que l’on trouve dans la poche des vieillards et qui assure tous les offices : du bricolage, au casse-croûte et repas en famille. Tous ceux qui ont vécu à la campagne savent que les anciens gardent leur couteau dans la poche et ne le donnent pas à laver aux autres, ni ne le prêtent. Le couteau des anciens, l’universel, l’instrument nécessaire à tout faire est précieux: c’est l’opinel. Comme une métonymie de ce que doit être le repas: le moyen d’un partage simple où j’offre et tend ce que je ne peux garder seulement pour moi mais que je peux transformer, hacher, couper, diviser, pour mieux l’assimiler.
- Qu’est-ce que s’alimenter ? Se nourrir, sinon être nourri, constitué par un monde qui me précède et me conditionne, m’entoure et me donne à apprécier le monde dans lequel je vis. Que serait un monde où l’air devient si irrespirable qu’on ne peut plus y partager ni verre, ni repas, ni spectacle, ni soupe populaire ? Objets de représentation/objets de jouissance.
“Nous vivons de “bonne soupe”, d’air, de lumière de spectacles, de travail, d’idées de sommeil, etc. Ce ne sont pas là objets de représentations. (...) Les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles au sens heideggerien du terme. (...) Elles sont toujours objets de jouissance, s’offrant au goût déjà ornées, embellies. (...) Le constitué déborde ici son sens, il devient au sein de la constitution la condition du constituant. Ce débordement de sens est fixé par le terme alimentation. (...) Le monde où je vis n’est pas simplement le vis à vis ou le contemporain de la pensée et de sa liberté constituante, mais conditionnement et antériorité. Le monde que je constitue me nourrit et me baigne. il est aliment et “milieu”.
Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.
2) la cuisine, comme voyage et goût de l’insolite, du nouveau
-Le plat signature : plat à saucer
Dans son livre consacré aux nourritures, C.Pelluchon propose de repenser une rationalité fondée sur la sensibilité au goût et à la gourmandise. Il s’agit de fonder une nouvelle éthique et écologie qui serviraient de fondement à une pensée du vivant et de la domestication et maîtrise de la terre. Elle plaide en faveur d’un “cogito gourmand”. A la Martinique, il y a une tradition de trempage avec du pain qui se vit comme un acte social de convivialité: il s’agit de déposer sur de grandes feuilles de bananier et sur une longue table où la communauté se rend, d’abord le pain rassis sur lequel on versera une sauce pour détremper et le partager ensuite en vis à vis et avec les mains.
La tradition catalane veut que l’on commence toujours le repas par du pan con tomate et dans les coutumes populaires du sud, qu’on “escarre” le plat, qu’on le gratte, qu’on le sauce, c’est-à-dire que l’on n’hésite pas à choisir un aliment simple et fondamental en France- le pain pour seul instrument et médiation de la nourriture et du plaisir. De telle sorte que le plaisir par excellence du repas reviendrait au plaisir coupable de celui qui s’en va avec le plat en cuisine pour satisfaire sa gourmandise à l’écart de la société : saucer à même le plat pour en goûter tous les sucs. Vous avez eu l’idée d’intégrer à votre cuisine ce moment qui achève et accomplit, comme le dit Aristote, le plaisir d’un repas partagé, de sorte que le bonheur ne vient véritablement que par surcroît, à la toute fin de l’assiette. Chez vous, ce geste simple familier, que l’on peut parfois faire chez soi et non à l'extérieur, saucer le plat, devient le lieu par excellence du raffinement. On sauce des jus et différentes sauces avec des légumes qui varient avec la saison, qui font office de pain. Le plat à saucer rappelle aussi le hoummous du Moyen-Orient : un plat unique où chacun bavarde et se délecte, se reconstitue et se rassemble. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce plat?
- Cuisine nouvelle ou traditionnelle ?
Du fait que vous avez grandi à New-York, vous vous êtes construit dans et par le métissage, par le dialogue entre différentes cultures. C’est très sensible dans la lecture de vos menus, qui sont des voyages du fin fond de la campagne française jusqu’à l’Orient ou les Amériques.
Qu’est-ce qui a construit votre goût pour le métissage et comment s’est-il affirmé ? En réaction à la junk food ? A la cuisine cosmopolite new-yorkaise ? Quels sont les apports extérieurs et toujours nouveaux que vous aimez intégrer dans votre cuisine?
Est-ce que l’idée de cuisine traditionnelle française veut dire quelque chose pour vous ? Qu’est-ce que vous appréciez dans cette cuisine traditionnelle, précisément ?
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Cuisine et improvisation :
“Aucune recette en poésie, rien que de l'expérience et du faire” Antoine Emaz, Cuisine.
En cuisine, considérez-vous que les recettes soient nécessaires ou faut-il accepter quelque hasard et une improvisation avec les moyens du bord? Et votre lien avec la musique ? Vous aimez le hip hop. Vous avez même écrit des textes lorsque vous étiez plus jeune parce que vous aimiez les jeux de langage. Est-ce que la musique nourrit votre cuisine ? Est-ce qu’on joue avec les ingrédients comme on joue avec les mots ?
- le geste du cuisinier : Votre ustensile indispensable si vous deviez partir sur une île déserte ? Le geste de cuisine le plus facile, le plus difficile ? Celui qui vous apporte le plus de plaisir ?
3) La cuisine lieu de la convivialité
Manger est un acte culturel qui conduit les hommes à nouer naturellement des relations sociales. En lieu et place du cycle de la réplétion physique, le repas crée un cercle qui nous conduit dans le domaine des relations humaines et parlantes. Manger, c'est naturellement échanger sur ce que l'on mange, apprécier, goûter. C'est donc naturellement un moment d'échanges et de rapports privilégiés. C'est ce qui autorise Kant à dire que "la forme de bien-être qui paraît s'accorder le mieux avec l'humanité est un bon repas en bonne compagnie".
« Manger seul est malsain pour un philosophe. » E. Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, § 88.
Voir aussi : Sens unique, W. Benjamin, Augias, restaurant libre service
“Ceci est la plus forte objection qu'on puisse faire à la vie que mène un vieux garçon: il prend ses repas en solitaire. Manger tout seul rend facilement dur et sauvage. Celui qui a l’habitude de le faire doit vivre en spartiate pour ne pas tomber en déchéance. Les ermites, ne serait-ce que pour cette raison, ont eu une alimentation frugale. Car, c’est seulement en communauté que l’on rend justice à la nourriture : elle veut être partagée et distribuée si elle doit profiter. Peu importe qui la reçoit : un mendiant à table enrichissait jadis chaque repas. Tout ce qui importe, c’est le partage et le don et non la conversation mondaine en société. Mais il est étonnant à l’inverse, de constater que la sociabilité devient instable sans la nourriture. L’offre d’un repas aplanit et réunit. Le comte de saint germain restait à jeun devant des tables pleines et demeurait déjà de cette manière maître de la conversation. Mais là où chacun s’en va le ventre creux, arrivent des rivalités avec leur conflit”
- La cuisine, acte politique?
Imaginer un nouveau contrat social : « Imaginer une forme d’association qui protège la personne, les biens et l’intimité de chaque associé et encourage la convivialité et la justice conçue comme partage des nourritures. Chacun est relié, dans sa vie et son usage des nourritures, aux autres hommes (passés, présents et futurs) et aux autres vivants » (p. 254) Les nourritures C.Pelluchon.
Dans votre restaurant, on cuisine des légumes frais , aucune nourriture n’est servie sans avoir été transformée par d’autres mains que les vôtres. Les stagiaires apprennent à plumer les canards colverts apportés par les amis qui chassent de sorte que la bête que l’on mange est véritablement reconnue pour ce qu’elle est, choisie et préparée pour la qualité de sa viande ou de la vie qui a été la sienne. Quelle importance accordez-vous à la provenance des nourritures et à leur préparation pour valoriser la qualité de ce que vous proposez à vos clients ? Cuisiner pour les autres et nourrir ne signifie pas simplement satisfaire des besoins et faire ses ressources mais avoir conscience d’une co-appartenance, d’une relation, d’un vivre de et avec. Avoir le souci de l’environnement et des enjeux sociaux et historiques.
Conclusion : Ode à chacun H. Pichette, 1960
Les conseils de lecture de Dialogues :
- Valentin Husson, L'art des vivres. Une philosophie du goût, Paris, Presses Universitaires de France, 2023
- Corinne Pelluchon, Les nourritures , Philosophie du corps politique, Seuil-
- Lauren Malka, Les mangeuses, histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, 2023, éditions Les pérégrines
- Philippe Beaussant, Mangez baroque et restez mince, Actes Sud, 1999 / Préludes, fougasses et variations, Actes Sud, 2003
- Juliette Oury, Dès que sa bouche fut pleine, Flammarion, 2023
- Mayalen Zubillage, L'art de saucer, Editions de l'Epure
- Stephen Mennel, Français et Anglais à table, Flammarion
- Philippe Dumas, Le convive comme il faut, L'école des loisirs
- Antoine Emaz, Cuisine, publie papiers.
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