Dialogues # 17 décembre 2022 - Vincent Bebert, "Conversation avec Sam Szafran"
Dialogues 3#
Vincent Bebert, Conversation avec Sam Szafran, éditions el viso
Emission présentée par Isabelle Raviolo et Christine Bessi
Technique : Raphaël.
Pour écouter le podcast, c'est ici : https://soundcloud.com/user-657209794/dialogue-2022-12-19-pad?si=f87ed9d1294d439eb7db0475b5e2703c&utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing
1 - Présentation du livre de conversation :
Je me souviens de la fois où je suis venue dans votre atelier à Malakoff un week-end de novembre 2019 et du souci que vous aviez de parler de votre peinture aux visiteurs, de vos grands diptyques en particulier. S'y révélait une grande simplicité d’accueil de chacun des visiteurs, peut-être propre à un certain esprit de village, qui règne entre Vanves, Châtillon et Malakoff. Cet esprit de village qui permet de nouer une relation et de l’entretenir au quotidien et qui a permis votre rencontre avec ce grand artiste qu’était Sam Szafran.
Cet esprit de village, ce village tel qu’on ne le voit plus vraiment à Paris et que vous faites revivre ici dans vos entretiens et dans cette vie de quartier, on le retrouve tout à fait lorsque vous croquez au fusain les lieux familiers où l’on marche et où l’on pédale au quotidien : ce plateau du Montrouge-Vanves-Malakoff qui recèle sans cesse des surprises et qui fait écho aux halles et au Paris de Szafran. On retrouve d’ailleurs dans les derniers paysages urbains de Szafran à la fin de l’exposition à l’Orangerie cette imbrication ou intrication de perspectives, de reliefs, de profondeur, de verticales : des enchevêtrements de toits, de vertiges, de tons et de couleurs qui font la poésie de cette banlieue du sud. Rien de vraiment lisse, monochrome, ni homogène : La poésie des périphéries.
Votre amour commun des troquets avec Szafran établit comme des correspondances. Aux bars du gamin des halles, ceux du Sam Szafran qui a trouvé refuge à Montparnasse dans les années 50-60 avec les immigrés allemands et les Espagnols au Dôme, avec les Russes au Select, puis au Montana, au Old Navy, au bar Bac de la rue du bac, puis bien sûr à la Coupole, et à la Closerie des Lilas répondent vos fusains de l’hirondelle de Malakoff et du tout va mieux. La rue Paul Vaillant Couturier, celle de votre atelier, le carrefour de l’insurrection de Vanves, les troquets, les scènes de café, autant de lieux qui dressent comme dans les poèmes hors les murs de Reda une toponymie ou une topologie, une géographie des émotions rendues possibles par tel ou tel vagabondage dans la ville, tel éclat de lumière, telle architecture basse et biscornue, tel relief du paysage, selon qu’on y marche ou roule. Toute une archéologie des sensations ou sentiment de la ville, comme on parle de sensation ou sentiment de la nature.
Votre livre d’entretiens est d’ailleurs truffé de dessins préparatoires et de croquis, “de petites merdes” comme vous le dit malicieusement Szafran, de fusains, encres et aquarelles. On y trouve des croquis de votre travail de vos recherches picturales, dans les lettres en particulier, mais aussi des souvenirs de votre amitié dans les troquets, les jeux d’échecs, les dessins d'intérieurs, d’ateliers à la manière de… des jeux de vos enfants, de votre compagne. Il mêle le journal intime, la correspondance et le carnet de travail. C’est comme un brouillon du travail en cours, un vrai balagan mais un brouillon comme structuré par le tête-à-tête régulier que vous faites revivre avec votre ami Szafran. Ce tête-à-tête n’est pas le seul, bien sûr, et les entretiens radiophoniques de Szafran avec Veinstein ou avec Jean Clair et Julia Drost permettent d’en apprendre aussi beaucoup sur le tempérament et l’histoire de celui que Jean Clair appelle le voyou ou “le gamin des halles”. Mais, le vôtre a le mérite de se faire entre pairs ou tout du moins entre ceux qui ont à faire avec la matière brute, à ferrailler avec la peinture à l’huile,le fusain et l’encre pour vous, le pastel, le crayon et l’aquarelle pour Szafran.
C’est un tête-à-tête franchement cocasse, tour à tour tendre et amical, sincère parce que familier et par conséquent, souvent grossier, gouailleur et peu protocolaire, riche en anecdotes et en partages très concrets de la peinture comme artisanat et débrouille aussi. On sait en effet, que Szafran a vécu dans une grande misère et que son choix de la figuration et du pastel l’ont engagé corps et âme dans l’acte de peindre et dessiner. En cela, votre livre parle vrai et de manière très concrète. Et s’il donne à entendre le ton et l’humour de Szafran, il permet aussi de comprendre la nécessité sinon de se trouver des maîtres en peinture, du moins des interlocuteurs, des admirateurs. Szafran ne demande-t-il pas lorsqu’il rencontre Giacometti au dôme en 1961 “de lui pardonner son effronterie en lui disant son admiration et en lui partageant ses difficultés à dessiner” ?
Nous allons proposer aujourd’hui de rendre compte de ce tête-à-tête à travers le journal de votre amitié avec Szafran, les lettres très émouvantes que vous lui ecrivez et l’entretien final avec sa femme Lilette. La couverture de votre livre présente fort à propos ce tête-à-tête avec Szafran dans un troquet de Malakoff que vous croquez au fusain qui semble surprendre ce que Nietzsche dans Humain, trop humain &374 attend d’un dialogue véritable fait de nuances et d’écoute réciproque, de tonalités (majeures ou mineures), dirions-nous (comme il y a autant de nuances de pastels chez Roché ( près de 1700…).
“Le tête-à-tête est la conversation parfaite, parce que tout ce que dit l’un reçoit sa nuance déterminée, son timbre, le geste qui l’accompagne, uniquement par rapport à l’autre interlocuteur, par conséquent; d’une façon analogue à ce qui arrive dans la correspondance, à savoir qu’une seule et même personne montre dix aspects de l’expression de son âme, selon qu’elle écrit tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Dans le tête-à-tête, il n’y a qu’une seule réfraction de la pensée : c’est celle que produit l’interlocuteur, comme le miroir dans lequel nous voulons voir nos idées reflétées aussi bien que possible.”
Alors, ce tête-à-tête, cette conversation parfaite entre “ un rat des villes et un rat des champs”, quand a-t-il eu lieu pour la première fois ? Comment se déroulait-il ensuite?
2 - Les conseils à un jeune peintre : résister et transmettre
Je me souviens du jour où vous dédicaciez vos conversations avec Szafran à la librairie Chantelivre à Issy-Les-Moulineaux. Je vous partageais un petit poème de Paul Roussy extrait d’un monde, écrit d’après votre montagne de Sous-Dine en Haute Savoie. Et inquiet sans doute d’avoir écrit sur les rencontres humaines davantage vécues et sensibles plutôt que véritablement théoriques, vous me demandiez franco: “Vous trouvez pas ça trop bavard, un peu trop intello, quoi ?”
Comme s’il s’agissait de dire que partager la peinture, c’est autre chose que partager un savoir ou une culture, c’est avant tout un partage de la vie sensible, très concrète, non pas seulement son vécu mais des limites très réelles de l’existence, des choix et des renoncements qu’elle impose, une forme d’ascèse (on ne pense et on ne peint bien que dans un renoncement à vouloir tout peindre). Et l’on sent bien en effet que c’est ce que vous craignez le plus, une peinture qui se gâche, qui “se dit sachante”, si on comprend trop ce qui l’anime dans ses sujets et ses obsessions, qui trahit la sensation, si on l’enferme dans l’étiquette du discours.
En lisant les lettres que vous écrivez à Szafran en 2018 - qui vous dit d’ailleurs, en plaisantant, que “vos lettres sont nulles à chier mais que vous êtes meilleur épistolier que peintre” -, on sent votre besoin de vous nourrir de ces conversations et cette vie entre pairs où l’on discute, mange, boit et peint ensemble (celle avec Szafran et avec A.Hollan). De ce point de vue, les conseils aux peintres de Szafran que vous distribuez à dose de cheval ( et c’est tant mieux!) dans votre livre d’entretiens, sont d’or. Vous aimez à citer Corot “à côté d’une incertitude, poser une certitude”. Et on ne vous imagine pas comme Szafran du reste, fervent adepte du libre arbitre cartésien “La liberté n’existe pas : on a ou on n’a pas une marge de manoeuvre.”
A vous lire, les conseils que vous recevez de Szafran et d’Hollan semblent des sortes de maxime provisoire pour poser une certitude et se diriger d’abord dans la maîtrise du dessin et de la couleur et la matière presqu’organique de la peinture. Je pense ici à ce que Tal Coat dit de la matière vivante de sa peinture et de ses couleurs changeantes avec le temps qu’il faut laisser reposer, regarder à nouveau, dans le film que lui consacre Michel Dieuzaide. Mais surtout, assurer dans un deuxième temps, une sorte de “religion - la peinture - dans laquelle on a été instruit” : avec ses rites, ses retrouvailles régulières dans la présence chaleureuse des peintres, le plaisir de la conversation avec eux (votre mère est peintre). Sont-ce ces certitudes préalablement posées qui permettent de tenir et tout simplement, de continuer à peindre dans un monde de l’art devenu de plus en plus atmosphérique et gazeux, comme le dit Y. Michaud (avide d’expériences et d’immersions) plutôt que d’une véritable éducation de la sensibilité, avec ses critères propres et sa finalité ? Parmi tous les conseils que vous donne Szafran, il en est un qui est d’expérience : “ La seule chose que j’ai retenue de mon judaïsme : RESISTER. Face au désespoir, tenir, comme à Massada” : Alors, osons une question directe : Qu’est-ce que résister dans la peinture aujourd’hui et à quoi résister ?
Si le premier conseil est celui de la survie, l’autre est celui de la transmission. Considérez-vous qu’au travers de ses conseils, Szafran a fait oeuvre de passeur avec vous? Vous êtes un jeune peintre mais vous peignez depuis l’âge de 13 ans, reprenez-vous le conseil de Szafran pour la jeune génération ?
“N’explique jamais ce que tu fais , montre et puis c’est tout, n’explique pas”
“Les élèves des beaux arts, moi, je les ferais balayer la cour pendant 6 mois; pour moi, peindre, c’est balayer.”
“Ne t’occupe pas des marchands, bosse, c’est tout.”
“Riche ou pauvre avec ou sans le succès bourgeois ou prolo, si t’as quelque chose à dire il va falloir que ça sorte”
“Le temps joue en ta faveur et un jour, ton travail prend tournure”
“C’est ça durer, tenir les vagues de la vie, par le métier, tout en n’étouffant pas la passion”
“Sam citant Degas: dans ce métier pour survivre, il faut déployer autant de ruses et d’intelligence qu’un criminel pour perpétrer son crime.”
“Les conseils repris à Giacometti: si le succès te tombe dessus, n’essaie pas à tout prix de l’éviter mais si tu ne le rencontres pas, le moyen de ne pas s’aigrir est de continuer à progresser dans le travail, d’essayer d’avancer authentiquement. Ca te dédommage toujours de ne pas être compris par des imbéciles.”
3 - Peinture-émotion-cinéma
Votre dialogue avec Szafran a tous les traits de l’humanisme : il porte non seulement sur la peinture mais aussi beaucoup sur le cinéma, les westerns en particulier, la BD, la littérature, On trouve même des croquis de capture d’écran de westerns de Sergio Leone dans votre livre et on sait que Szafran a travaillé toute sa perspective avec le cinéma : complètement autodidacte, c'était un habitué de la cinémathèque de la rue d’Ulm dans sa jeunesse. Il évoque en particulier l’importance du cinéma et des travelling (le long travelling de la soif du mal d’O. Welles par exemple) pour changer la perspective et ne pas travailler à partir de points de fuite, d’horizon et de géométrie, mais en revenant à l’oeil de la caméra qui fait varier les champs, les contre champs, les plongées, les contre-plongées.
Alors c’est cela, la peinture faire son cinéma ? Pourquoi la culture cinématographique, cette lutte entre voyous, bons brutes et truands, est-elle si importante pour vous ? Est-ce parce que l’honnêteté n’existe pas en peinture et que c’est un “métier de bandits et d'illusionnistes”, comme le dit Szafran ?
4 - La peinture épique
Nous vous proposons de suivre votre suggestion musicale et de nous engager dans l’épopée de votre peinture en 3 mouvements.
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Ecoute du premier concerto en ré mineur de Brahms première minute
Vous dites que vous êtes un peintre de l’épopée; nous rajouterons, peintre de l’expédition et du mouvement… Votre projet épique : Agir comme la nature, avec la force démiurgique de cette nature. Tous vos tableaux du Languedoc, de la Drôme, des Alpes semblent interroger la tellurgie, les orages et de manière générale la force des éléments qui se déchaînent en montagne comme en haute mer, de manière capricieuse. Les descriptions que vous faites des couleurs de ciel d’orage dans votre correspondance sont stupéfiantes et l’on se croirait dans un de vos tableaux, en réalité. Vous travaillez en pleine nature, par terre. En utilisant la terre elle-même, l’herbe, l’horizontalité du plan comme moyen de s’ancrer dans le réel. Vous proposez l’attitude campée du peintre p 117 : Vous dites que le peintre est habitué à regarder le sol où il pose les pieds, un peu comme le montagnard du reste, qui dévisse, s’il regarde le paysage plutôt que le sentier, les cailloux sur lesquels il peut trébucher: vous dites : “Nous, les peintres nous habitons notre ventre où sourdent les sensations et le bas de notre corps, nos pieds” . Finalement, l’histoire de votre peinture est une histoire athlétique ou corporelle, c’est tout le corps qui s’empare de la toile et prend corps en elle, si l’on peut dire, de sorte que la peinture redonne sa densité au plan et au paysage, elle incorpore au sens strict la matière dans et par laquelle elle crée. Ainsi, le dialogue que le peintre entretient avec le réel est rendu possible par le retour régulier sur le motif, le lieu par lequel il l’approche. On pense ici au travail de Szafran qui était empêché de peindre dans l’atelier de Zao Wou ki tant l’émotion que lui procurait le philodendron et le retenait, captait tout son regard, et par suite, immobilisait,toute sa possibilité d’action et de création.
Diriez-vous ainsi qu’il y a aussi une résistance que vous oppose le motif, la nature que vous parvenez à vaincre avec lenteur, en revenant au même endroit et ce au prix d’une grande fatigue ?
-Peindre la montagne : voir l’infini d’un point précis.
Comment se nourrissent vos compositions ? Quels sont les peintres sinon Bonnard, Cézanne et Corot qui vous permettent de réconcilier paysage et figure humaine ? Vous dites que vous êtes un peintre à la Friedrich, un peintre du sentiment de la nature qui voit l’infini d’un point précis ? Est-ce aussi le sens de votre travail sur vos natures mortes, vos vies silencieuses ?
-Peindre la montagne : lire la poésie
Szafran explore le risque et le souvenir obsessionnel du vertige et de l’angoisse que lui procurent les escaliers ou la profondeur de ses ateliers. C’est le titre de l’exposition qui lui est consacrée à l’Orangerie. Vous, vous vous attaquez à d’autres fascinations ou obsessions. (des vaches dans un pré, des abricots et des prunes, une truite, la montagne de sous dine, le Vouan). Je vous invite à écouter quelques poèmes de Monique Larrouture Poueyto, extraits de son recueil intitulé en montant, en descendant. A différents égards, vos vaches dans un pré, et les vaches pyrénéennes que Monique Larrouture célèbre dans sa poésie, font écho à ce que Bachelard appelle “la maternité cosmique des vaches des hauteurs” dans la 5e partie de l’air et les songes, en faisant référence à Nietzsche.
Moi c’est avec les vaches/que je veux bien aller au paradis/Il m’arrive d’y penser quand je les vois/couchées/tranquillement repliées/autour de leur lait/Pour savoir qui on est/il faut avoir été regardé /par une vache qui pisse.
Que vous donne à voir et à sentir le fait de planter les vaches dans le décor ? Une présence amicale pour le peintre seul devant sa toile ? Un principe de réassurance ? Diriez-vous que le gîte qu’offre votre peinture est celui du ciel, “le cosmos des hauteurs”, le ciel de celui qui refuse “le cosmos brouillé de nuages et de pluie, celui de la mélancolie européenne, de la vieille Europe, nuageuse, humide et mélancolique” ?
Vous croquez aussi cet ouest, cette banlieue ouest, qui ouvre grand sa gueule au carrefour de l’insurrection avant de se jeter à fond la caisse dans la descente de Vanves avec votre fille sur votre vélo. Et, en vous suivant dans votre approche sensible de la perspective que dégagent certaines artères des villes de la banlieue sud Vanves, Arcueil, Les hauts d’Issy, on pense aussi à votre recherche sur les ciels, sur les ouvertures au ciel et au large qu’on peut trouver en ville ça et là. Pour Goethe, la contemplation du ciel possède la force originaire des expériences d’enfance. La vôtre s’origine dans les plateaux de l’Essonne qui dégageaient de larges perspectives sur les labours et prairies. Certains tableaux de votre peinture allemande ressemblent à l’étude presque goethéenne des nuages (cf: essai de météorologie. « Pour l’esprit d’un enfant qui, avec toute la fraîcheur de son jeune âge, était confiné par son éducation dans une maison en ville, il ne restait guère d’autre moyen de s’échapper que de tourner un regard plein de désir et d’attente vers l’atmosphère.”).
Votre travail sur le paysage vous fait observer les montagnes comme des lueurs ou davantage des matières cosmiques lointaines ou presque marines, davantage que véritablement matières terrestres. Alors, les ciels sont-ils votre refuge en peinture ou au contraire votre plus grand vertige ? Que prenez-vous le plus de plaisir à peindre ?
Monique Larrouture, dans son travail poétique, déchiffre quant à elle le temps nécessaire à la formulation d’un dire et d’une sensation : celle de la marche en montagne. Dans son recueil qui se lit par transparence comme on devine un paysage parfois au travers d’une brume ou comme un paysage se découvre nouveau par le fait même du climat montagnard, se dit et s’expérimente de façon très concrète, quelque chose de la création poétique et picturale. A propos de cette sensation que permet votre peinture, lente à la contemplation ou à la plongée, il s’agit n’est-ce pas de toucher le vertige soit dans l’infiniment grand et l’infiniment petit d’une vie silencieuse. Eprouvez-vous ce vertige devant l’angoisse ou le sublime de la montagne (ce qui effraie et en même temps fascine) ? En quoi la poésie et la peinture vous arrachent-elles aux peurs ou aux angoisses de la solitude et de l’esseulement ? On sait que Sam Szafran aussi avait un besoin constant de se référer à la poésie et qu’il a travaillé avec des poètes pour la revue de poésie la délirante. Alors, lui obéissez-vous ? Lisez vous la poésie japonaise et chinoise? Si oui, laquelle ? Vous arrive-t-il de travailler à partir de la poésie ? Ou bien alors, en germanophile, lisez-vous plutôt Rilke ?
Sam Szafran regrette dans ses entretiens avec Jean Clair, mais aussi lorsqu’il s’entretient avec vous, que les jeunes peintres lisent si peu de poésie. Il vous recommande d’ailleurs de lire la poésie japonaise pour travailler vos paysages, les motifs et les figures, le fond. C’est d’ailleurs ce travail que l’on voit s’accomplir un peu comme au brouillon dans les carnets reproduits dans votre livre d’entretiens avec Szafran. Pas seulement sa correspondance avec Pasternak et Tsvetaïeva, qui habitait pas si loin de votre atelier, ni ses lettres à un jeune poète mais plus simplement et prosaïquement, ses quatrains valaisans.
Au ciel plein d’attention/ici la terre raconte/son souvenir la surmonte/dans ses nobles monts
Parfois elle paraît attendrie/qu’on l’écoute si bien/alors elle montre sa vie/et ne dit plus rien
Pause musicale : Poètes vos papiers, Léo Ferré
5 - La générosité de Szafran : Se surmonter soi-même et s’accepter comme peintre de tempérament.
J’aime beaucoup quand vous rendez hommage à la générosité de Szafran : que ce soit dans ses invitations au restaurant, à l’attention particulière qu’il a pour vous, “son pote saint Vincent de Malakoff”, lorsqu’il vous emmène chez Tschann et vous offre trois cadeaux. A soi-même, les écrits d’Odilon Redon, La biographie de Giacometti par James Lord, Le carnet de croquis des Pyrénées de Delacroix. Davantage qu’un paternalisme ou une relation de maître à son élève, lui se disait “sans Dieu ni maître”, c’est pourquoi nous écoutons aujourd’hui sur vos conseils Léo Ferré et Georges Moustaki, il semble que l’identification et le regard sur votre oeuvre sont constitutifs non seulement d’un dialogue sur la peinture et les contradictions qui la traversent mais aussi et surtout une possibilité de différenciation, “être singulier et surtout pas pluriel”. Szafran vous assigne à être comme Delacroix, un peintre de tempérament. A travers ce carnet de croquis de Delacroix gardé au musée du Louvre, le peintre de la couleur va intégrer la force démiurgique des falaises, des lointains et du sentiment de sombre enfermement ou au contraire de souffle qu’offre la montagne. en fuyant les mondanités et le snobisme des curistes venus de Paris et des villes, Delacroix préfère marcher pour découvrir la force de la nature d’une vallée pyrénéenne, ce que produit toute vallée glaciaire sur n’importe quelle sensibilité humaine : l’effroi et le sentiment d’être débordé par la nature (son bruit, sa fureur, ses couleurs, ses reliefs escarpés, sa sauvagerie). « La nature est ici très belle ; on est jusqu’au cou dans les montagnes et les effets en sont magnifiques” lettre à L. Riesener, le 25 juillet.
Acceptez-vous la singularité à laquelle vous identifie Szafran : être un peintre de tempérament ? S’il faut vous classer, faut-il dire “Bebert, un expressionniste de tempérament ou comme vous le dites dans votre livre, “un benêt, quelqu’un qui a toujours un peu l’air d’un con, parce qu’il suit son baromètre intérieur ?"
Gesner, Lettre sur l’admiration de la montagne [1541]
« Quelle volupté n’est-il pas vrai ? Quels délices pour l’âme justement émue, que d’admirer le spectacle offert par l’immense masse de ces monts et de dresser la tête en quelque sorte au sein des nuages ! Sans pouvoir me l’expliquer, je sens mon esprit frappé par ces hauteurs étonnantes, et ravi dans la contemplation de l’Architecte souverain. (...) Tout ce que la nature produit ailleurs çà et là et avec parcimonie, dans la montagne, elle le fait voir, le donne, le procure en abondance et en entier, comme en un monceau, étalant au regard toutes ses richesses, tous ses joyaux. Aussi, trouve-t-on dans la montagne à admirer au plus haut degré tous les éléments de la diversité de la nature.”
En dehors de tout pittoresque, c’est bien encore une fois de toucher le vertige et la montagne elle-même dont il s’agit, sans toutefois être alpiniste ou grimpeur. C’est d'ailleurs à partir de son séjour dans les Pyrénées que Delacroix introduit les montagnes bleues dans ses peintures et la fameuse fresque de la lutte de Jacob dans la chapelle des anges de l’église saint Sulpice. Ce bleu que Szafran vous invite à travailler à partir de la contemplation du bleu des icônes russes. Ceci permet de réfléchir à la nécessité de trouver la juste distance avec son sujet. Par exemple, lorsque vous peignez le Vouan : Vous parlez de la montagne comme d’un appui, un mur mais aussi une table où l’on picore et qu’il s’agit de faire en sorte que la montagne ne nous quitte pas, mais ne nous colle pas trop non plus.
6 - Revenons au calme de votre atelier.
Il me semble que vous accordez aussi une place importante à l’enfant avec Szafran (“Bonnard dessinait les choses avec un regard d’enfant”, dites vous dans une de vos lettres) quoique celui-ci ne le dessine pas : vous dessinez les facéties des vôtres, vous les emmenez partout, il semblent faire corps avec votre métier. C’est très sensible dans votre libre d’entretiens : La tendresse posée sur le regard de l’enfant et son besoin de jouer et rigoler. De ce point de vue, ce que dit Arno Bertina dans la préface de votre livre rappelle la nécessité de laisser la place à l’enfant, à celui qui n’est que cri, appel et demande. “Bebert l’adulte-enfant métisse sa vie de celle de Szafran le magicien guerrier.”
L’un des dessins les plus émouvants est, du reste, ce trait tracé par Szafran au début de votre livre à partir de traits esquissés par votre fille. Il donne à voir un visage bouche ouverte, comme un autoportrait de Szafran qui laisse par transparence apparaître vos croquis à l’arrière, comme un rappel de notre fragilité brumeuse ou de la nécessité de se considérer, comme un cri étonné sur le monde, jamais blasé.
Le rappel du visage nu de notre humanité qui peut être moqué, défiguré, biffé, écrasé, nié mais qui résiste dans son cri et son geste. On pense ici à l’histoire personnelle de la vie de Szafran, le fait qu’il échappe par miracle à la rafle du Vel d’hiv mais que toute sa famille , hormis sa mère et lui, soit exterminée dans les camps. On ne peut qu’être bouleversé d’ailleurs de la façon dont la vie de Sébastien, le fils handicapé de Lilette et Sam Szafran, rend aussi son identité au peintre, l’intime de célébrer la beauté de la vie et de l’amour, puisqu’il est tenu de répondre de toutes les horreurs qui sont dites au sujet de son fils lorsque son père s’oblige à quelque mondanité, tenu aussi par la responsabilité de plus vulnérable que soi. De ce point de vue, Lilette rapporte les paroles de son mari en disant que “sans elle et Sébastien, il n’aurait jamais fait l’oeuvre qu’il a faite”. C’est donc finalement la gratitude et la tendresse qui donnent le ton de ce livre d’entretiens et qui le concluent.
Vous dites par ailleurs que vous aimez bien quand “Sam parle de cul” et vous racontez avec beaucoup de truculence et d’humour toutes les fois où vous avez parlé de la tendresse et de l’amour de Sam et de Giacometti pour les femmes et les prostituées. Un long chapitre est consacré à l’amitié de Szafran et des frères Giacometti. Ce qui permet à Giacometti de réaliser ce magnifique Paris sans fin et de magnifier le seul Paris qui vaille véritablement : Paris, la nuit. “Qu’est-ce que j’aimais les putes ?” rapportez vous des propos de Szafran. Cet amour fou pour la vie de la rue, les femmes qui la peuplent, les gangsters et les va-nu-pieds, rime pour Szafran avec la sortie de l’enfance, de la rue Saint-Denis à Paris. C’est là où il apprend la vie de la rue, la bagarre et perd son pucelage auprès d’une prostituée… unijambiste. On pense, en vous lisant, déambulant dans les grandes rues de la prostitution des grandes villes européennes en particulier aux poèmes de la poète suisse Griselidis Real et bien sûr à Baudelaire. Ce détour par ces échanges potaches entre mecs est une ruse pour retrouver votre atelier où je me souviens de tous vos carnets de croquis et des monographies de peinture, mais aussi et surtout de cette toute petite reproduction de la Marie-Madeleine de Fra Angelico du couvent San Marco. Marie-Madeleine est la seule femme qui fut autorisée à donner au Christ une caresse corporelle. C’était une prostituée, et sa caresse devint un geste d’onction : elle embauma les pieds du Christ avec ses larmes. Lorsque Marie-Madeleine, après la crucifixion, va au tombeau avec la myrrhe, l’aloès et les aromates pour offrir une dernière libation au défunt, elle trouve le tombeau vide. Un homme s’approche, qu’elle ne reconnaît pas : elle le prend pour le jardinier. Ce n’est que lorsqu’il lui parle qu’elle reconnaît Jésus. Rabbi, dit-elle, et elle veut le toucher. Noli me tangere, « Ne me touche pas », dit-il et il esquive d’un tour de hanche la main tendue de la femme. « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon père ». Pourquoi cette fresque compte autant pour vous ?
Les conseils de lecture de Dialogues:
Bebert Vincent, Conversation avec Sam Szafran, el viso 2021
Larrouture-Poueyto Monique, En montant en descendant, maison des éditions, Pau, 2022
Gesner, Conrad, Lettre sur l’admiration de la montagne [1541], trad. fr. in Claude Reichler et Roland Ruffieux (dir.), Voyage en suisse : anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au xxe siècle, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1998.
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