Dialogues # 20 janvier 2024 - Solidarité avec le Népal et les peuples des montagnes : l'association humaniterre
Humaniterre, la solidarité avec le Népal et les peuples des montagnes.
Thème : philosophie et anthropologie
Invités : membres de l’association Humani’terre : Marylou Besse, Clément Hutin, Nathanaëlle Naudin, Audrey Cieutat (représentant les absents : Amalia Muñoz, Elfie Perales, Yoann Ortiz, Justine loustaunau, Isaline Bayé, Carla Poltini, Diego Navarro, Thaïs Rajol)
Technique : Enrico Mastrogiovanni et Lucas
Animatrice : Christine Bessi
Vers l’Himalaya : La deuxième saison de Dialogues a commencé avec le festival des peuples de l’Himalaya et la découverte de la poésie du Tibet grâce à notre ami Paul Roussy et Sylvie Crossman, écrivain et éditrice d'Indigène éditions et Francoise Robin, professeur de culture et langue tibétaines à l'Inalco, traductrice. Nous poursuivons aujourd’hui la découverte en vous emmenant au Népal grâce à 4 jeunes lycéens engagés en association humanitaire au Népal et tout juste revenus d’un séjour là-bas. Ils vous proposeront un témoignage croisé de leur propre expérience et de celle de la lecture du philosophe et anthropologue américain, David Abram.
Nos remerciements à mesdames M. Recalt et S. Sorin, professeurs d'anglais, Mme Y. Recalt, aide-soignante, et Mme Caillou-Baudouin, professeur d'arts plastiques. (En particulier pour les enregistrements sonores de rue et de la prière au monastère Namo Buddha.)
Aligre FM aime la joie et l’engagement du travail associatif, ce que la philosophe Arendt appelle dans la condition de l’homme moderne l’action qui révèle la responsabilité de l’homme : sa capacité politique à s’unir pour commencer et entreprendre une action, au-delà des seules tâches de production et de travail. Une société digne peut en effet oeuvrer dans la durée et prétendre à une immortalité si et seulement si elle ne peut être réduite à sa seule fonction de production ou de consommation, de travailleur ou d’élève.
Dire la solidarité : Cette émission voudrait rappeler aujourd’hui non seulement la nécessaire solidarité humaine et le besoin de s’associer pour agir mais aussi la force de la compassion quand tant de vies humaines sont massacrées au nom de ce qu'elles sont ou ce par quoi elles sont désignées et essentialisées. Nous nous souvenons des mots de F. Fanon dans Peau noire, masques blancs : “Quand vous entendez dire du mal des juifs- Dressez l'oreille, on parle de vous.” A l’est de l’Europe, au Moyen-Orient, les morts perdent leur visage et même leurs noms en devenant des chiffres ou des statistiques. Parce que la vocation de l’association humani’terre est éducative puisqu’elle apporte une aide matérielle et humaine au soin d’enfants handicapés, il est apparu qu’une réciprocité et un partage des solidarités pouvait se faire entre organisations humanitaires.
C’est pourquoi nous dédions le dialogue de ce jour à la mémoire des 10 étudiants népalais assassinés au kibboutz d’Aloumim, près de Gaza le 7 octobre 2023 et au soutien à Bipin Joshi encore otage à Gaza. Tous ces étudiants étaient inscrits au programme de formation agronomique et agricole israélien « learn and earn».
En mémoire de Narayan Prasad Neupane
Ganesh Kumar Nepali
Ashish Chaudhary
Dipesh Raj Bista
Aanand Sah
Rajesh Kumar Swarnakar
Rajan Phularai
Pdam Thapa
Prabesh Bhandari
Lokendra Singh Dhami
Dhan Bahadur Chaudhary, blessé.
1) Le but de l’association humani’terre : historique et moyens économiques et sociaux.
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Origine de l’association
- Quand est née cette association ?
- Pourquoi avez-vous décidé de vous y engager ?
- Avec quels professeurs vous êtes-vous engagés dans ce projet ?
- Quelles actions de solidarité avez-vous menées en amont de ce voyage ? Quels fonds avez-vous récoltés ? Comment avez-vous porté de l’aide aux populations locales ?
B) Vos premières impressions et sensations
b.1. La musique et les sons
Vous avez choisi une chanson pour nous donner une idée de l’ambiance de votre arrivée à Katmandou, pouvez-vous nous dire ce que vous avez ressenti dans les transports, et ce, dès votre arrivée?
Le philosophe et anthropologue D. Abram nous apprend que le voyage en Asie rurale nous découvre comme êtres humains parmi d’autres : ni plus, ni moins importants- C’est d’ailleurs le nom de votre association : humani-terre : des êtres humains unis à la terre, pris ou compris dans la terre. David Abram le dit d’ailleurs souvent : nous ne vivons pas sur terre mais dans la terre, pris dans un cosmos qui nous dépasse, nous regarde, nous perçoit, nous modifie. C’est pourquoi il réfute une pensée dualiste et mécaniste qui donnerait tout son privilège à la raison, à des causes et effets ordonnés à ce que le langage et ses lois ordonnent, à l’esprit( mind) pour lui préférer les sensations “feelings”, “le souffle de vie” qui habite et informe le monde, pour nous modifier et nous affecter.
« En fin de compte, reconnaître la vie du corps et affirmer notre solidarité avec cette forme physique, c’est reconnaître notre existence comme celle d’un animal parmi les autres sur terre, et ainsi retrouver et réactiver la base organique de nos pensées et de notre intelligence. »
b.2. Les odeurs
- Vous dites avoir été très sensibles aux odeurs, comme l’anthropologue magicien et philosophe David Abram, qui détaille l’expérience de ses enquêtes et voyage en Asie rurale. Cet auteur qui est d’abord magicien et anthropologue, propose une lecture très précise de la philosophie de Merleau-Ponty dans les deuxième et troisième chapitres : il montre la nature participative de la perception. Pour revenir à l’idée d’une perception pure, il propose de penser ce par quoi le monde nous apparaît -fait son apparition puis sa disparition : dans quel air, dans quelle atmosphère, notre sensibilité est mise en éveil. Trois concepts désignent pour lui la sensibilité : sensitivity, sensibility. Abram leur préfère le concept de sentience (au sens de ce qui revivifie la sensation).
« Au Népal, l’air est rempli d’odeurs - dans les villes où les fumées d’encens se combinent avec les arômes de viandes mises à rôtir, des pâtisseries au miel, des fruits vendus au marché, et avec la puanteur des déchets organiques pourrissant dans les ravines ou, parfois, celle de cadavres incinérés près de la rivière ; et en haute montagne aussi, où le vent transporte le parfum d’innombrables fleurs sauvages et de la terre fraîchement labourée autour des villages. Ces villages où d’odorantes galettes rondes de bouse de Yak sèchent sur les murs extérieurs des maisons avant d’être utilisées, une fois desséchées, comme combustible pour les foyers domestiques, et où la fumée de ces nombreux foyers se mélange en permanence à l’air extérieur. Et les sons ! Les chants des jeunes moines et des anciens se mêlant au tintement des cloches de prière sur les versants proches ou distants, accompagnés par le croassement rauque des corbeaux, le souffle du vent balayant les cols, le claquement des drapeaux de prière et, au loin, plus bas, le son étouffé de la rivière cascadant le long de la gorge. Au Népal, l’air est une présence, dense et de texture riche, remplie d’influences invisibles et pourtant tactiles, olfactives, audibles. En revanche, aux Etats-Unis, l’air semble plus léger, vide de substance ou d’influence. Ce n’est plus un milieu sensuel - la matrice vécue de notre souffle et du souffle des autres animaux, des plantes et du sol - mais simplement une absence, et, en effet, dans les discussions de tous les jours, on en parle souvent comme d’un simple espace vide. Après mon retour en Amérique, il m’est arrivé de m’attarder près de feux de bois ou même de dépôt d’ordures au grand désarroi de mes amis. Seule l’intensité de telles odeurs était en effet susceptible de rappeler à mon corps l’immersion dans un milieu enveloppant, et avec cette expérience d’immersion dans un monde d’influences revenaient en foule les mémoires corporelles de cette année passée parmi les chamans et les villageois d’Asie rurale. (…) Les expériences qui avaient transformé l’objectif de ma recherche dans les zones rurales de l’Indonésie et du Népal m’ont enseigné que la nature non humaine peut être perçue, vécue de manière bien plus intense et nuancée qu’on ne le reconnaît en général en Occident. Qu’est-ce qui rend possible cette sensibilité intense à la réalité extra humaine, cette attention profonde aux autres espèces et à la terre dont témoignent tant de cultures et dont le manque et dont le manque au sein de la mienne faisait désormais mes sens éteints et affamés ? Ou à l’inverse, qu’est-ce qui a rendu possible cette absence de vigilance dans l’occident moderne ?
- Que signifie un air qui a une présence, une consistance et un contenu qui surprennent forcément le voyageur occidental ?
- Pourriez-vous expliquer ce que signifie l’éveil de la sensibilité au Népal et comment les odeurs et le goût sont complètement modifiés par ce que l’on sent, voit et mange ?
- Quelle attention cela permet-il de porter aux « autres autres », aux animaux, aux végétaux et à tout ce qui nous entoure ? Comment la civilisation occidentale est-elle devenue à ce point indifférente à la nature non humaine, à ce point insensible à la présence des autres animaux et de la terre ?
« Une approche réellement écologique ne cherche pas à atteindre un avenir envisagé mentalement mais s’efforce de participer avec toujours plus d’acuité, au présent sensoriel. Elle s’efforce de devenir toujours plus éveillée, sensible aux autres vies, aux autres mondes de conscience et de sensibilité qui nous entourent dans le champ ouvert du moment présent. Car les autres animaux et les nuages qui s’assemblent n’existent pas dans un temps linéaire.
Nous ne les rencontrons que lorsque la poussée du temps historique commence à s’ouvrir à l’extérieur, lorsque nous sortons de nos têtes et participons aux cycles de vie de la terre autour de nous. Cette étendue sauvage possède son propre temps , ses rythmes d’aube et de crépuscule, ses saisons de gestation, de bourgeonnement et de floraison. C’est ici et non dans le temps linéaire que les corbeaux résident. » coda, mettre le dedans dehors, D. Abram, Comment la terre s’est tue, p 355
b.3.Animisme et reconnaissance de l'animal.
« Les lucioles ! Il a fallu que j’aille en Indonésie pour faire connaissance avec le monde des insectes, pour comprendre l’influence que les insectes, des êtres si petits, exercent sur les sens humains. J’étais en Indonésie grâce à un crédit de recherche pour étudier la magie - et plus précisément, la relation entre magie et médecine d’abord chez les sorciers traditionnels, les dukuns, ensuite chez les Dzankris, les sorciers traditionnels du Népal (…) j’ai déjà parlé des fourmis ou des lucioles dont le scintillement, semblable à celui des étoiles dans la nuit, m’avait enseigné l’inconstance du sentiment de pesanteur. Ce sont également des insectes, en l’occurence, des moustiques, qui m’ont fait connaître la transe longue et cyclique que l’on appelle malaria. Pendant trois semaines au moins j’ai vécu dans un état fiévreux de frissons de sueur et de visions. » Comment la terre s’est tue, l’écologie de la magie, une introduction personnelle à l’enquête p 17
Dans un autre livre, Becoming an animal, Abram raconte l’histoire de son séjour au Népal au pied de l’Everest : il marchait dans l’Himalaya népalais, dans les contreforts de l’Ama Dablam, où il fait l'expérience de la disparition puis la réapparition de cette montagne sacrée dans le brouillard. Comme les brouillards qui enveloppent la montagne de la Table au Cap en Afrique du Sud et la font disparaître pour partie tandis qu’elle constitue à elle seule presque toute la physionomie de la ville, l'expérience de la présence puis de l’absence d’une masse montagneuse renseigne sur ce qu’Abram entend par prestidigitation du paysage et agentivité du monde. Il s’agit des manières qu’a le monde de faire événement et de nous solliciter, comme peut le faire un prestidigitateur qui fait apparaître puis disparaître un objet dans un tissu- “l’opacité du monde”. (Métaphore de Merleau-Ponty dans L’oeil et l’esprit et la phénoménologie de la perception)
Les relations entre les événements, comme la relation entre le mouvement des nuages et la disparition de l’Ama Dablam ne sont alors plus explicables dans une relation de causalité physique. Au contraire, c’est le phénomène de la disparition qui est pris tel qu’il se donne à l’expérience et à la place de la causalité, c’est la notion d’expression qui s’appliquerait à la relation entre les nuages et la disparition de la montagne. Le mouvement des nuages provoque la disparition de la montagne pour le marcheur et cet événement exprime une humeur, un mouvement (le terme anglais mood comprend les deux aspects), un changement dans le mode de présence du paysage. Il en est de même lorsqu’Abram décrit l’ombre qui porte sur une montagne et change toute la perception qui lui est attachée (odeurs, sons, teneur de l’air, température, humidité).
Dans une perspective indigène, ce à quoi la phénoménologie d’Abram veut revenir, l’expérience d’une habitation immémoriale d’un lieu et d’un pays procure une connaissance intime des puissances du paysage et de ses autres habitants, ce en quoi les montagnes peuvent revêtir un caractère sacré et sublime parce qu’immanent, du fait même des circonstances climatiques et géologiques qui lui donnent son mode d’apparition (l’Ama dablam, dit aussi “reliquaire des sherpas” revêt de ce point de vue ce caractère sacré et a longtemps été considéré comme inaccessible et inviolable).
C) Prendre soin des enfants : Le centre pour enfants
En quoi consistait votre travail au centre ? Qui accueille-t-il ? Comment se déroule une journée ? Quels sont les jeux auxquels vous jouiez avec les enfants ? Comment communiquiez-vous ? Quelles sont les marques de l’accueil, de l’hospitalité, que vous ont témoignées les femmes népalaises dans la rue (dessin du bindi ou du pottu sur le front-sa signification) ?
Le dal bat et le tchaï épicé sont vos meilleurs souvenirs gustatifs du Népal. Pourquoi apprécie-t-on ce que l’on mange sans qu’il y ait pour autant beaucoup de variété ni même beaucoup de viande lors des repas ?
2) Le monastère et la vie spirituelle : la découverte de l’animisme
Vous avez été témoins de plusieurs spectacles de la vie ordinaire :
- Les heurts de la vie politique avec le déroulement d’une manifestation qui a modifié complètement l’itinéraire et de votre temps de parcours. Cela implique de penser une autre conception du temps, la nécessité d’attendre et d’être patient
- Les rites funéraires : Vous avez aussi assisté par hasard à une crémation dans un village. Pouvez-vous nous décrire ce que vous avez vu ? A quelle conception de la vie après la mort la culture hindouiste fait-elle référence dans ses différents rites ? Pourquoi le corps n’est-il pas inhumé mais incinéré et rendu à la rivière ? Comment est-il apprêté pour son dernier voyage ? Pouvez-vous expliquer les différents rites ?
Que vous a appris ce séjour sur la spiritualité népalaise ? Vous paraît-elle singulière ou rejoint-elle d’autres types de spiritualités propres à ceux qui marchent en montagne ou en forêt ?
Comparaison et universalisation du principe de la marche : L'expérience corporelle de la montagne : du Népal à l'Écosse /Nan Shepherd (1893-1981) : la montagne vivante/ Dernier chapitre. L'être
“Ici alors peut être vécue une vie de sens si pure, si intouchée par d'autres modes d'appréhension que les leurs propres, on peut dire que le corps pense. Chaque sens exalté à sa conscience la plus délicate est en lui-même une expérience totale. Voici l'innocence que nous avons perdue, vivant à l'intérieur d'un sens à la fois, pour vivre jusqu'au bout. Me voici donc allongée sur le plateau, sous le cœur central de feu depuis lequel a été lancée cette masse grommelante et grinçante de roc plutonique, au-dessus de moi l'air bleu, et entre le feu du rocher et le feu du soleil, les éboulis, le sol et l'eau, la mousse, l'herbe, la fleur et l'arbre, les insectes, les oiseaux et les bêtes, le vent, la pluie et la neige - la montagne au complet. Lentement j'ai trouvé mon chemin à l'intérieur. Si j'avais d'autres sens, il y a d'autres choses que je connaîtrais. Il est stupide de supposer, quand j'ai perçu la délicate division de l'eau qui coule ou d'une fleur que peuvent faire mes sens séparés, qu'il n'y aurait rien d'autre à percevoir si nous étions doués d'autres centres de perception. Comment imaginer la saveur ou le parfum sans le goût et l'odorat ? Ils sont complètement inimaginables. Il doit y avoir d'autres propriétés excitantes de la matière que nous ne pouvons pas connaître parce que nous n'avons aucun moyen de les connaître.
Cependant, avec ce que nous avons, quelle abondance ! Je l'enrichis chaque fois que je monte dans la montagne - l'œil voit ce qu'il ne voyait pas avant, ou voit différemment ce qu'il a déjà vu. De même pour l'oreille, les autres sens. C'est une expérience qui progresse; des jours indistincts ajoutent leur part, et de temps à autre, imprévisible et inoubliable, vient l'heure où le ciel et la terre disparaissent et où on voit une autre création. Les nombreux détails - une touche ici, une autre là - se rassemblent un moment en une parfaite netteté et on peut lire enfin le mot qui était là depuis le début. Si ces moments viennent de manière imprévisible, ils sont cependant gouvernés semble-t-il par une loi dont le mécanisme est vaguement perçu. Ils me viennent le plus souvent comme je l'ai indiqué, quand je me réveille après avoir passé la nuit dehors et que je me laisse ravir par la course de l'eau et sa chanson, et la plupart du temps après des heures de marche régulière où le long rythme du mouvement est soutenu jusqu'à ce que le mouvement se fasse sentir - pas seulement connaître par le cerveau - comme le centre immobile de l'être; c'est je suppose de cette façon que la respiration contrôlée du yogi doit opérer. Allant ainsi, heure après heure, les sens accordés, on marche avec la chair transparente. Mais il ne s'agit pas de métaphore : transparent, ou léger comme l'air sont inadéquats. Le corps n'est pas rendu négligeable, mais prééminent. La chair n'est pas annihilée mais comblée. On n'est pas sans corps, mais essentiellement corps. C'est ainsi, quand le corps est accordé à ses potentialités les plus hautes et contrôlé jusqu'à une harmonie profonde s'intensifiant en quelque chose qui ressemble à la transe, que j'ai presque découvert ce que c'est que d'être. Je suis sortie du corps et entrée dans la montagne. Je suis une manifestation de sa vie totale, comme la saxifrage étoilée ou le lagopède à ailes blanches. J'ai donc trouvé ce que j'étais allée chercher. C'est par pur amour que je me suis mise en chemin. Il a commencé à l'enfance, quand le violet aux reflets d'orage d'un ravin sur le versant arrière de Sgoran Dubh, que je regardais depuis un épaulement des Monadhliaths, a hanté mes rêves. Ce ravin, avec son outremer flottant, presque tangible, m'a liée pour la vie à la montagne. Escalader les Cairngorms était alors pour moi une tâche légendaire, accomplie par des héros, pas des hommes. Certainement pas des enfants. Il était toujours légendaire ce jour d'octobre bleu, froid et brillant après une chute de neige abondante, quand j'escaladai Creag Dhubh au-dessus du loch Eilein, seule et pleine d'expectative. J'ai grimpé comme un enfant qui vole des pommes, qui garde un œil craintif derrière soi. Les Cairngorms étaient un pays interdit - je ne m'étais jamais approchée aussi près. J'étais délicieusement excitée. Mais combien près je m'approchais, je ne pouvais pas le deviner, comme je montais la dernière pente et me trouvais au dessus de Glen Einich. Alors j'avalais l'air et ne pouvais pas me contenir, je sautais sur place avec des tirs et des cris. Là je trouvai tout le plateau, blanc scintillant, à portée de mes doigts, une vie immaculée, frappée par le soleil, sur un ciel d'un bleu éblouissant. Je buvais et buvais. Je n'ai pas encore fini de boire cette gorgée. Depuis cette heure j'appartenais aux Cairngorms, bien que, pour toutes sortes de raisons, il se passa un certain nombre d'années avant que je l'escalade.
C'est ainsi que commença mon voyage dans cette expérience. C'était un voyage toujours pour le plaisir, sans autre motif au-delà de ce que je désirais. Mais au début, je ne cherchais que des gratifications sensuelles: la sensation de la hauteur, la sensation du mouvement, la sensation de la vitesse, la sensation de la distance, la sensation de l'effort, la sensation de la facilité: le plaisir de la chair, le plaisir des yeux, la fierté de la vie. Je n'étais pas intéressée par la montagne elle-même, mais par ses effets sur moi, comme le chat ne caresse pas l'homme mais lui-même contre ses jambes. Mais comme je vieillissais, et devenais moins autosuffisante, je commençai à découvrir la montagne en elle-même. Tout me devint bon, ses contours, ses couleurs, ses eaux, ses rochers et ses oiseaux. Ce processus dura bien des années, et n'est pas encore terminé, Connaître l'autre est sans fin. Et j'ai découvert que l'expérience de l'homme agrandit la roche, la fleur et l'oiseau. La chose à connaître progresse en même temps que la connaissance. Je crois que je comprends à présent dans une petite mesure pourquoi le bouddhiste va en pèlerinage à la montagne. Le voyage en lui-même fait partie de la technique de la recherche du dieu. C'est un voyage dans l'être ; car à mesure que je pénètre plus profond dans la vie de la montagne, je pénètre aussi dans la mienne. Pendant une heure, je me trouve au-delà du désir. Ce n'est pas une extase qui vous transporte hors de soi-même qui fait l'homme tel un dieu. Je ne suis pas hors de moi-même, mais en moi-même. Je suis. Connaître l'être, telle est l'ultime grâce accordée par la montagne.”
3) La solidarité des peuples des montagnes : Apprendre la sobriété auprès des Népalais
Vous êtes pyrénéens, espagnols et français ; certains parmi vous connaissent bien la montagne, font de l’escalade, sont très sportifs. Quelle familiarité avez-vous retrouvé avec les montagnes népalaises ? Qu’est-ce que marcher sur un pont népalais change à la perception du sol et de l’espace ? Vous dites que l'expérience sur la passerelle de Bungamati est proche de celle d’Holzarte.
Quelle discrétion implique la vie en montagne et dans les mieux sacrés du bouddhisme ? Pouvez-vous raconter pourquoi vous ne pouviez pas jouer au foot pendant le temps où vous étiez au monastère ?
Vous avez interviewé un guide de votre connaissance qui connaît bien le Népal et a l’habitude d’y faire des courses. Témoignage de “Pipas”, Robert Larrandaburu, accompagnateur en montagne en Haute Soule. Interview réalisée par Elfie Perales.
Musiques :
1)reli kadaile mal chwassai chanci shree pariyar
2) Son de rue enregistré par Mme Caillou Baudouin à Thamal : Resham firiri 2 musiciens avec Sarangi (vièle du Népal) et madal (percussion)
3) Enregistrement du cours de chant à l'école pour enfants de Katmandou
Les conseils de lecture de Dialogues
-David Abram , Comment la terre s'est tue, 1996 traduit en 2014, éditions La Découverte*
-David Abram, Becoming an animal, une cosmologie terrestre à paraître au printemps 2024
-Revue de l'association “Montain wilderness” Dossier thématique #15 : toujours plus . Devenir la montagne.
-Nan Shepherd, La montagne vivante, 1940
A voir : Exposition Sur la route de l'Orient, Marc Riboud et Steve Mac Curry
Galerie Polka. 12 rue Saint Gilles - 75003 Paris - Jusqu'au 27.01.2024
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DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h