Dialogues # 21 octobre 2023 - A l'écoute de Rothko et Maître Eckhart, remonter vers l'empreinte incréée
Grégoire Aslanoff et Isabelle Raviolo
A l'écoute de Rothko et Maître Eckhart, remonter vers l’empreinte incréée.
Invités :
Isabelle Raviolo, Docteur en philosophie et théologie, professeur de philosophie au lycée et à l’université.
Grégoire Aslanoff, historien de l'art et bibliothécaire chargé de la communication pour le CNRS au centre André Chastel. Professeur chargé de l’enseignement de l'art chrétien à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge
Animatrice : Christine Bessi
Technique : Julien Cherdieu
Musiques
Judee Sill - There's A Rugged Road live in London
Eric Whitacre (USA) Lux aurumque, 2000
Attention, ce texte est le travail préparatoire de lecture du livre d'Isabelle Raviolo et ne retranscrit pas l'entretien durant l'émission.
Introduction
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L’exposition Rothko qui a commencé le 19 octobre à la fondation Vuitton et durera jusqu’à début avril, est aujourd’hui l’occasion d’une rencontre qui peut sembler sinon incongrue du moins étonnante pour aborder un artiste de la pleine modernité : celle d’une philosophe et d’un historien de l’art, spécialiste de l'icône byzantine, tous deux peintres d’icônes. Rien là toutefois de tout à fait absurde, ni incohérent non plus, puisque Rothko refusait qu’on dise de lui qu’il était un peintre de paysages. Il revendiquait même la peinture du visage et de la figure humaine: cette figure si souvent humiliée, bafouée, “mutilée” comme le dit l’exergue de l’exposition. Cette responsabilité pour la lumière de la figure humaine n’a que davantage de sens aujourd’hui tandis que nous reviennent en mémoire les massacres de Boutcha en Ukraine, de Kfar Aza, de Nir Or, de Be'eri en Israël et maintenant de Gaza.
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Grégoire Aslanoff, nous vous accueillons avec beaucoup de plaisir aujourd’hui. Vous êtes historien de l’art au CNRS chargé de la bibliothèque et de la communication et enseignant en art chrétien à l’institut orthodoxe saint Serge. Vous partagez avec Isabelle Raviolo, notre animatrice - devenue exceptionnellement ce jour notre invitée - une même passion pour la beauté incréée, en particulier celle qui se manifeste dans la peinture d’icône. Peintres et artistes tous les deux avec Isabelle Raviolo, vous acceptez de faire parler aujourd'hui le geste de l'artiste : l'acte créateur qui engage ensemble : celui qui peint, le sujet peint et celui qui les regarde.
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Isabelle Raviolo, vous êtes poète et peintre, mais aussi enseignante de philosophie au lycée et à l’université. Il serait difficile de classer et hiérarchiser vos différentes pratiques, engagements et champs de curiosité tant ils se répondent et se nourrissent les uns les autres. Vous avez créé et animé une revue consacrée au dialogue de la poésie et de la philosophie, la revue thauma et vous êtes ici aujourd’hui pour nous parler de votre dernier livre, Vers l’empreinte incréée: une étude d’une cinquantaine de pages sur la peinture de Rothko à l'aune de la mystique de maître Eckhart.
Votre étude prend place dans la collection Ouverture philosophique série Bibliothèque à l’Harmattan, dirigée par Jean-Marc Lachaud, professeur de philosophie de l’art et d’esthétique à Paris 1 ( Walter Benjamin, Esthétique et politique de l’émancipation, 2014 que peut malgré tout l’art 2015 ) et Bruno Péquignot (professeur de sociologie des arts à Paris III Sorbonne Nouvelle). Elle propose de sortir la philosophie de son seul champ académique et offre des confrontations, des analyses en esthétique et philosophie de l’art. Ces tout petits livres ouvrent des recherches et réflexions synthétiques que mènent régulièrement philosophes et penseurs des sciences humaines à partir de leur propre domaine de recherche, en dialogue avec leurs expériences sensibles et esthétiques. Votre livre à la lisière de la philosophie et de l’histoire de l’art, dans une langue philosophique conceptuelle, précise, rigoureuse, très dense, pleines de fulgurances ou de percées d’une vive clarté. “L’incréée” chez Eckhart fut l’objet de votre sujet de thèse publiée au Cerf.
Nous choisirons aujourd’hui de parler de peu d’oeuvres de Rothko mais de nous y installer pour permettre aux auditeurs de pratiquer ce même exercice -cette discipline- lors de leur visite: la concentration sur quelques œuvres pour risquer une véritable immersion dans la peinture de Rothko. Renoncer peut-être à toutes les images pour s'arrêter sur celles qui se présentent comme le refus du trop, de la profusion, de la dispersion, de l’absence de concentration sur un objet, ce que vous appelez Isabelle, “la plongée dans l'abîme”, dans “le désert de la représentation”, le consentement à “la perte du sens”.
Une autre recommandation consisterait à se priver de son téléphone et à ne pas chercher à emprisonner une image dans un quelconque média mais plutôt l’emporter en soi, intérieurement et scrupuleusement, sans médiation ni titre, en comptant sur le temps qu’a réclamé une véritable adaptation de l’oeil à la lumière et aux contrastes et en prenant acte du mouvement propre d’une forme de respiration et de méditation qu’exige l’oeuvre de Rothko (qu’augmentent, pendant l’exposition, l’ascension et la descente offertes par les escaliers mécaniques en lisant les pensées de Rothko sur les cimaises, et en invitant à passer d’espaces clos et plus intimes à de plus vastes et hauts) dans les différents temps et lieux de l’exposition.
Parler de peinture est non seulement une expérience difficile et risquée, mais surtout une expérience insuffisante. En mise en garde contre les bavardages, et pour mieux rappeler le silence de l'âme , ce "quelque chose d'incréée" qu'implique la contemplation de l'œuvre, I, vous citez Rothko dans votre premier chapitre :
“Si je devais placer ma confiance dans quelque chose, ce serait dans la psyché du spectateur sensible, libre de tout modèle de pensée conventionnel."
On sait en effet que Rothko n’aimait pas les bavardages autour de la peinture et encore moins les conventions et discours savants qui nous la font entendre, lire, percevoir, classer, ordonner de telle ou telle manière (selon ses moyens propres, ses techniques et sa fin) en empêchant précisément de goûter ce que la peinture devrait rester au fond :
-une expérience radicalement sensible, qui veut se hisser à la hauteur de la poésie et de la musique, mais sans son ni mot
-une peinture qui soit -comme le dit Rothko-
“Une poche de silence et de contemplation pour régénérer l’action, s’enraciner et grandir.”
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Regarder la peinture de Rothko : une expérience risquée: l’intervalle asymétrique
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Saisir la tragédie et le drame de l’existence humaine - de la fureur de l’histoire à la déhiscence de la beauté
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“Le petit château fort de l’âme” : du chant de la lumière au creux de la nuit : cheminer vers la chapelle de Houston.
Enjeu :
Ainsi, nous essaierons d’élucider ensemble ce que Rothko entend par irreprésentable et infigurable et comment sa tradition culturelle juive, si elle détermine l’ensemble de sa recherche picturale est la condition même de l'accès à l'universalité et par là, au dialogue fécond et respectueux, nous dirons reconnaissant et gratifiant, avec d'autres traditions culturelles et religieuses : ici, orthodoxe, protestante et catholique.
Il s’agit d’offrir avec nos invités une orée, une contre allée, à la marge, une frontière flottante. En rappelant à chacun, philosophe ou non, amateur ou profane, qu'il peut faire lui-même et personnellement l'expérience de la rencontre avec cette peinture, devenir non pas seulement spectateur mais expérimentateur.
1)Regarder la peinture de Rothko : une expérience risquée.
- Peinture du toucher, non de la vision et de la représentation : Se laisser émouvoir et toucher : "mood"
Nous vous proposons de commencer l'émission par l'écoute d’un extrait du deuxième point de votre premier chapitre sur la percée des images, intitulé l’intervalle asymétrique. Ceci pour nous inviter à entrer dans les compositions de l'artiste en choisissant ses œuvres aux couleurs froides. A dominante de bleu et de vert. Nous le ferons entrer en résonance avec une chanson d’une compositrice folk américaine Judee Sill, there’s a rugged road, une chanson de 1973, qui se présente comme une route ou une marche solitaire dans l’infini de l’Amérique profonde, entre chien et loup, ce moment où la lumière décline sur l’espace immense des prairies et où l’on aimerait la retenir.
(Judee Sill est morte à 35 ans en 1979 d’une overdose, elle a composé ses plus belles chansons entre 1971 et 1973. Dans celle-ci, le refrain “On the long and lonely road to kingdom come” devient comme une métaphore du travail de l’artiste lui-même, cherchant à exprimer la lumière dans le drame et le tragique de l’existence.) Rothko se suicide en 1970 à 66 ans. Il a toujours insisté sur le caractère tragique de sa peinture. Il était admirateur de la naissance de la tragédie de Nietzsche et n’a cessé d’interroger la lutte entre le dyonisiaque et l'apollinien.
“Dans la toile de M. Rothko intitulée Dark greens on blue with green band, notre regard est attiré par la force plastique de l’image vers un ailleurs lumineux qu’il ne peut figurer, et qui semble le regarder. Pourtant, il est aussi retenu sur le seuil car il pressent que s’il allait plus loin, il ne verrait plus rien. La voix qui lui interdit d’entrer dans l’intimité de cette lumière sauf à y disparaître, lui rappelle donc aussi que l’unité reste de l’ordre d’une promesse. Dans cette toile, la couleur exerce une percée des images et par elle du figurable, elle devient cette force vive qui va vers l’empreinte incréée, vers ce qui est au-delà de toute représentation. dans ses tableaux et en particulier ceux de la dernière période, Rothko invite chacun à extraire de lui-même “la part infinie d’humanité qu’il porte en lui.”
C’est ce qui fait dire à J Baal Teshuva dans son livre des tableaux comme des drames. “Marc Rothko est considéré comme l’une des plus grandes figures de l’art moderne d'après- guerre. Son refus radical d’imiter la nature a conduit à une réduction de la peinture à des grandes surfaces de couleur. Avec ses œuvres, il a exercé une influence décisive sur l’évolution de la peinture monochrome. La profondeur spatiale et la puissance méditative de ses oeuvres sont tout à fait uniques, elles plongent le spectateur dans un dialogue avec l’oeuvre .“ Or, jusqu’où ce dialogue ne nous conduit-il pas à l’aporie en nous heurtant à l’image qui déborde nos représentations et nous déporte vers les confins d’une réalité que nous ignorons? Cette image “zéro” et infinie à la fois est déroutante : elle nous fait perdre les repères connus, nous déloge de nos modes habituels de pensée et vision et nous fait entrer dans le mystère même dont elle naît: celui de l’UN , de l’abîme, du fond sans fond. Mais l'expérimenter dans notre perception finie , c’est faire l’épreuve d’un reste, comme d’un creux que nous ne saurions jamais remplir et qui nous met à l’épreuve de l’unité dans la distinction et de la distinction dans l’unité. Nous sommes ainsi confrontés à l’intervalle asymétrique de l'œuvre. Et dans la mystique d'Eckhart comme dans la peinture de Rothko s’énonce toute cette phénoménologie de l’empreinte, de la trace, du vestige: une présence d’absence qui attise le désir, éveille la conscience intime d’une part secrète, incréée”
⇨“ Une peinture n’est pas la représentation d’une expérience. C’est l'expérience même”, dit Rothko.
I et G : Pourriez-vous nous dire quelle fut votre première rencontre avec la peinture de Rothko ? A quel moment ? Où ? Avec quel tableau en particulier ? Que produit une telle expérience ? Quelle impression laisse-t-elle ? En quoi peut-on la dire expérience absolue ou radicale ?
G.A, Vous êtes, avec IR, tous deux peintres d’icônes et savez précisément ce qu’implique l’acte de peindre selon une tradition particulière dans une vision et un geste qui transforment, dans la prière, le ou la peintre lui-même , et font de l'artiste et du spectateur des orants et des poètes, co-créateurs du monde. G.A, Rothko est attaché à la peinture byzantine "Les peintres byzantins, loin de chercher à créer des illusions, voulaient faire passer directement le sens.” Il montre que les peintres byzantins étaient les premiers à rappeler la nécessité des icônes et non des idoles, à vouloir quitter la tromperie, l’illusion de la représentation sensible. Leur travail était celui de la recherche de la vérité et du sens symbolique de la rencontre avec la vie d’un saint et l’imitation de sa vie.
GA. Vous êtes, vous-même, fin connaisseur de l’art byzantin et des icônes, vous avez été élève de Léonide Ouspensky et du père Kroug. Pouvez-vous nous dire ce qu'implique un tel enseignement pour la vie de celui qui peint et cherche la ressemblance divine? Pouvez-vous nous expliquer ce que révèle le pouvoir de l'icône sur la conscience subjective et la mettre en parallèle avec ce que produit la contemplation d'une œuvre de Rothko ? Quelle solitude requiert une telle contemplation? En quoi un tel désir de solitude et de silence rencontre la mystique d'Eckhart selon vous I, et pouvez-vous nous présenter en brièvement les principes ?
IR : 'Pouvez nous rappeler en quoi consiste la critique de la séduction sensible et sensuelle des images ? -2 mots en grec pour dire l’image eidon et eikon) : la distinction entre simulacre= fascination des images + instrumentalisation de l'image (eidolon) -ie illusion qui se fait passer pour le modèle, arrêtant le regard, fin en soi et au contraire ressemblance à l'image, adéquation essentielle, = symbole, porteuse de dépassement :"porte ouverte vers au delà".
De l’art comme fonction biologique naturelle, chapitre 2 la réalité de l’artiste.
M.Rothko champs arts, introduction de C. Rothko.
“Pourquoi peindre ?
Une question qui vaut la peine d’être posée à ceux qui par milliers dans les catacombes ou les mansardes de Paris ou de New York, les tombes d’égypte et les monastères d’orient ont au fil des siècles recouvert les millions de mètres carrés de panoramas sortis de leur imagination. L'espoir d'immortalité et de gratification, j’ose le dire pourrait revendiquer sa part mais l'immortalité est pingre et nous savons qu’à bien des époques les dispensateurs de l’immortalité officielle ont précisément frustré de leur manne les faiseurs d’images. Aucun homme d’affaire n’admettrait que les possibilités de gain vaillent à jamais de courir un tel risque ! Songez aussi aux épreuves endurées. Aujourd’hui qui cultive cet art est voué à mourir de faim mais c’est là un sort enviable en comparaison des persécutions légales à Byzance, ou de la promesse des feux de l’enfer chez les juifs, les mahométans ou les premiers chrétiens. Autant d’épreuves que l’on subit seul et que l’on contourne par la ruse. Subrepticement et face au danger, la pratique s’est perpétuée, l’art a survécu. Heureux en vérité ont été les artistes vivant à l'âge d’or de Périclès ou ceux qui ont eu pour mécènes les marchands cultivés de la Renaissance ou les poètes soldats iconoclastes du 14e siècle. "
Rothko disait que l'expérience de sa peinture était fonction de l’horizon d’attente du spectateur, ce en quoi la peinture entre en dialogue serré et singulier avec l'histoire de celui qui la contemple.
Il disait : "Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront, s’ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront." Peut-on aller jusqu'à parler d'icône abstraite et d'expérience du sacré ? I.R vous citez Eckhart pour mieux entrer dans le mystère du temps dans lequel nous fait entrer l’oeuvre de Rothko. "Il parlait dans le temps à partir de l'éternité". Rothko lui-même disait que l'art comme la philosophie ne pouvaient être que "de leur temps et que l'artiste comme le philosophe devaient ajuster l'éternité". Dans quelle l’éternité, par le jeu sur notre perception de l'espace et de la couleur, nous fait entrer l'œuvre de Rothko : ce qui n’a ni commencement ni fin, une “distensio animi” , faisant du présent, l’attente du futur et la mémoire du passé ?
- Projeter le monde pour s'en émouvoir: movie palace, 1935: Cette toile de l'exposition est comme une préfiguration de l'oeuvre de Stanley Cavell qui naitra une vingtaine d'années plus tard que Rothko. Dans la projection du monde, Cavell montrait que le cinéma avait le pouvoir de figurer le spectacle du monde et d'émouvoir le spectateur au point de le transformer moralement et de le rendre capable du bien. Le cinéma était, en somme, le lieu de la démocratie où chacun peut faire l'épreuve de ce qui est juste et de la nécessité de la mise en ordre des affects et du perfectionnisme moral. Dans cette toile de jeunesse, Rothko qui semble figurer ou se citer dans le tableau au premier rang, présente ce qui est pour lui, avec le théâtre tragique et antique, l'occasion de faire résonner les passions humaines et en les vivant ensemble, de s'en libérer.
2) Saisir la tragédie et le drame de l’existence humaine
-Rothko, une aventure d’exil
-Peindre la discontinuité, l’absence de coïncidence à soi : Freud écrivait à la fin de sa vie comme dans un regret “malheureusement, c’est sur la Beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire”. S’il ne faut pas interpréter ou réduire l’oeuvre à la vie ou l’autobiographie de l’artiste mais partir au contraire de l’oeuvre comme miroir de celui qui la ou s’y contemple, donnant vie à son regard sur lui-même, à une introspection, un scrutement ( psaume 138), il paraît néanmoins nécessaire de connaître, a minima, l’itinéraire de M. Rothko depuis sa Russie natale jusqu'à sa vie aux US à New York.
Pourriez-vous nous présenter l’itinéraire de Rothko depuis sa naissance en Russie, aujourd’hui Lettonie, en 1903, jusqu’à sa migration à New-York en 1913 ? A quelle histoire de l'art russe prend-il sa source? (l'importance décisive de sa proximité avec la philosophie de Nietzsche et ensuite, pragmatique américaine J.Dewey : l'art comme expérience vitale qui transforme le sujet, fait rupture dans son existence ?)
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Libérer l’émotion, la compassion : C.R, le fils de Rohtko, qui est commissaire de l'exposition, propose de regarder la peinture de son père en faisant table rase, une expérience empiriste qui consiste à construire sa connaissance et sa compréhension à partir des seules impressions sensibles. Il s'agit de laisser faire la sensibilité, laisser les formes et les couleurs s'imprimer ou nous toucher pour qu'elles s'organisent peu à peu en libérant les émotions.
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"Je suis intéressé seulement à exprimer des émotions humaines fondamentales – la tragédie, l’extase, l’extinction" – Rothko Mark, Ecrits sur l’art, op. cit., p. 75.
G A. Que signifie et qu'implique alors pour vous de faire table rase de toutes les théories de la peinture ? Est-ce même possible ? Y a t il une violence à s'arracher à tout ce que l'on connaît pour entrer ou se laisser traverser par cette peinture ? A quelle violence nous renvoie précisément la peinture de Rothko ? Violence de son/ de l'Histoire ? Violence de la maladie ? De la quête existentielle ? De la recherche picturale elle-même ?
exemple: 1958, White and Black on wine. N 9.
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La série des pogroms en Russie (1881 et 1903 à 1906)
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Le souvenir raconté par son amie Alfred Jensen :
“ Les cosaques prirent les juifs de leur village et les emportèrent dans la forêt où ils durent creuser une grande tombe. Rothko raconta qu’il peignit cette tombe carrée dans la forêt de façon si vivante qu’il n’était plus certain que le massacre n’ait pas eu lieu de son vivant. Il disait qu’il avait toujours été hanté par l’image de cette tombe et que d’une certaine manière elle était coincée dans son tableau.”
“La mangeoire de mes images est la violence et le seul équilibre admissible est le précaire instant avant le désastre. Je suis donc surpris d’entendre que mes images sont pacifiques. Elles montrent une déchirure. Elles sont nées dans la violence.” “A ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j'aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de la surface.” Ecrits sur l'art
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Qu’est-ce que peindre selon "le devoir des mortels" ?
Distinguant le “bios” et le “zoon” dans La condition de l’Homme moderne, Arendt montre que l’être humain à la différence des autres vivants ne vit pas dans un temps cyclique mais orienté, dans une histoire où surgit l’imprévisible, la contingence d’un événement, la liberté de celui qui peut alors initier un geste ou une action (oeuvre, parole, exploit).
“ Voilà la mortalité: c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge si ce n’est en cercle. Le devoir des mortels et leur grandeur possible réside dans leur capacité de produire des choses : oeuvres, exploits, paroles qui mériteraient d'appartenir à la durée sans fin.”
I.R vous écrivez dans le chapitre 1 : la percée des images p 11 “Aller vers l’empreinte incréée suppose de faire un saut, de risquer l'expérience d’une rupture.” Pouvez-vous nous expliquer le sens que vous donnez à cette empreinte incréée et cette nécessité de la rupture ?
G A, On voit très bien dans l’exposition comment se fait la transition vers les champs colorés après les peintures dites surréalistes et tirés des récits mythologiques. Qu’est-ce qui de votre point de vue, fait rupture et évènement dans l’oeuvre de Rothko pour déployer le sens de sa recherche de la beauté par le jeu des couleurs et des formes les plus simples ? Quels sont les moments de cette rupture et le sens qu’ils donnent à l’aventure, la recherche picturale de Rothko ? Pouvons-nous dire pour autant qu'il est un peintre iconoclaste et qu'il refuse la tradition ou au contraire qu'il l'accomplit ?
"Je crois qu'il n'a jamais été question d'être abstrait ou figuratif. Il s'agit en réalité de rompre le silence et la solitude, ou bien de respirer et de tendre à nouveau les bras." M. Rothko
-L'urgence de transmettre
G.A, En quoi consistait par voie de conséquence l’attachement à son travail d’enseignement et la part importante qu'il donnait à la théorie philosophique pour fonder une esthétique ? Pourquoi vivre l'expérience de l'art suppose impérieusement de vouloir la partager et la transmettre pour qu'elle reste vivante ?
“1. Pour nous, l’art est une aventure dans un monde inconnu, que seuls ceux qui veulent prendre des risques peuvent explorer.
2. Ce monde de l’imagination est libéré et violemment opposé au sens commun
3. (…) Nous sommes pour les formes plates parce qu’elles détruisent l’illusion et révèlent la vérité.
4. (…) Nous affirmons que le sujet est crucial et que le seul contenu juste est celui qui est tragique et intemporel. C’est pourquoi nous déclarons une parenté spirituelle avec l’art archaïque “ la réalité de l’artiste
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Le contraire d’une peinture nihiliste : vers la déhiscence de la beauté :
Ouverture= processus de contraction et dilatation. Enfantement /Effetah-en araméen, « ouvre-toi »/ guérison du sourd muet . I.R, vous décrivez l’expérience de l’aperception de l'œuvre, la prise de conscience du regard sur l'œuvre qui transforme le sujet lui-même et l'ouvre à une sorte d'Epiphanie. Vous le dites souvent dans quelques phrases fulgurantes , la peinture de Rothko "parle" au sens performatif : elle nous engage dans une promesse, elle agit sur nous car elle interpelle d’abord par son silence, “bruissant de paroles”, non son mutisme. Nous devons nous mettre à l'écoute, d'abord car rien n'accroche, ni ne fixe d'abord le regard. On n’y voit rien. (Principe de saturation de la couleur).
“La promesse s'exprime comme la prégnance d'un appel à écouter cette voix inouïe du vide, vibration générative, foyer de toute fécondité possible."
Reprenant les analyses phénoménologiques de Merleau-Ponty dans le visible et l’invisible, vous montrez en quoi consiste la déhiscence de la beauté. Comme l’indique le terme botanique de « déhiscence », on obtient une sortie hors de soi, par ouverture à maturité, une possibilité de fécondité par la fission puis la dissémination. Balsamines de Balfour (dits aussi impatients sauvages), colchiques, acanthes, altheas autant de fleurs déhiscentes qui disent la profusion et la fécondité de ces plantes à germination et à éclosion multiple et parfois envahissante, comme autant d’étincelles ou graines qui réparent le monde et lui offrent une régénération, une réparation, une re-création,un recommencement et une nouveauté. (tikkoun olam).
Répondant à Barnett Newmann, qui disait qu'il "était absurde de s'occuper à peindre des violoncelliste, des violonistes ou des fleurs pendant la guerre", Rothko disait quant à lui qu'il n'était "pas un mystique mais un prophète peut-être celui qui ne prophétise pas les catastrophes à venir mais se contente de peindre celles qui sont déjà là. " Cité par Riccarfo Venturi dans le catalogue de l'exposition.
Dehiscence de la beauté : champ/ chant de colchiques ? : n°14 yellow green 1953, los Angeles,n 7 1951 Taïwan, untitles 1949 Washington). De même, la déhiscence de la chair est un processus de métamorphoses incessant et croisé qui remet en question toute identité substantielle-mêmeté, ce que vous assimilez à l’expérience de la Pâque et de la Résurrection.
I. R : Pourriez-vous nous expliquer ce que signifie cet éclatement, cette déhiscence , ce que Merleau Ponty appelle “la déhiscence du voyant en visible et du visible en voyant”, cette fission que permet l'expérience esthétique ?
Une oeuvre de Rothko de 1963 , intitulée untitled exposée à Zurich que vous étudiez très longuement dans la troisième partie du votre deuxième chapitre l’espace d’une déhiscence, l'aperception de la beauté, I, s’attache à montrer la nostalgie de l’unité, l’impossibilité radicale à se sentir chez soi, à réconcilier en somme séduction de la vie sensorielle (Sinnlichkeit) et vie de l’esprit (Geistigkeit). Une bande blanche au-dessus d'une grande matière noire. Comme un écho au poème de Lorand Gaspar célébrant au même titre que le désert et l'expérience de l'absolu, la déhiscence des vagues, l'écume du mouvement pourtant imperceptible de l'eau (Derrière le dos de Dieu, 2010).
Rafale au-dedans
déhiscences à peine perceptibles du blanc
où le corps nage de toutes ses forces
dans son être là dans l'instant même
où se rompt le contour d'un visage
⇨ une peinture organique : peindre avec sa vie, depuis la vie, pour la vie
I.R. Vous citez dans l’introduction du chapitre sur l’aperception de la beauté la nécessité pour l’art de rester “une substance organique, d’être dans un état de flux, au tempo lent ou rapide, en mouvement”.
“Tout forme ou zone de la toile qui n’a pas la présence vibrante de la chair et de l’os véritable , la même vulnérabilité au plaisir ou à la souffrance n’est rien du tout.”
"Un tableau qui n’apporte pas un environnement dans lequel peur s’insuffler le souffle de vie ne m’intéresse pas.“
Le rythme des espaces, les escaliers mécaniques qui nous invitent à monter et à descendre en suivant les pensées de Rothko sur les murs, ce mouvement auquel chacun est invité pour saisir les métamorphoses, les phases, l'avancée dans toujours plus de lumière, de simplicité et de profondeur, consiste en une plongée dans un courant d'air ou d'eau- avec ses paliers, ses ascendances et ses descentes.
Pouvez-vous nous expliquer le sens paradoxal à donner à un tel refus d’une “peinture intellectuelle”, parlant seulement à l’esprit mais mettant en mouvement tout le corps, tous les affects? Une peinture de l'idée qui ne soit que sensible ? Comment ? Pourquoi ? Quelle est, de fait, l'importance de la matière organique dans la composition de la couleur et sa stabilité, et dans l'icône et dans la peinture de Rothko et en quoi participe-t-elle de l’incarnation ?
En hébreu, il n’y a pas de mot pour dire « le corps », sauf pour un cadavre. On parlera donc des os, de la chair, du cœur, de l’âme, de la main, des pieds, des reins, des entrailles. Chaque organe ou membre du corps désigne aussi plus que lui-même. Une partie disant le tout. Les os évoquent la structure interne, la solidité et la consistance de la personne. Les os sont souvent synonymes de force ou de capacité à tenir debout. Ils sont associés à la chair (Gn 2, 23 ; 29, 14). L’idée hébraïque de la personne est celle d’un corps animé, et non celle d’une âme incarnée. La chair correspond à la personne vue sous l’angle de sa fragilité, de sa beauté, sa précarité. C’est ce qui fait de nous quelqu’un d’unique et de sacré. La chair est faite pour accueillir l’Esprit. L’âme (néphésh en hébreu) c’est le souffle localisé dans la gorge, la respiration vitale, le lieu du désir, le siège des émotions et du plaisir ou de la souffrance.
-De la peinture comme une vibration musicale
Comment le principe de saturation de la couleur permet non pas la contemplation mais l’immersion dans l'œuvre, brisant le rapport du sujet à l’objet, de l'extériorité à l’intériorité ?
- Lorsque vous regardez cette toile, L’Atelier rouge, vous devenez cette couleur, vous en êtes entièrement saturés .
-Je passais mes journées au MoMA pour regarder L’Atelier rouge de Matisse ? Tu me demandais : Pourquoi toujours ce tableau, et ce tableau seulement ?
La salle antépénultième est semblable à une cathédrale gothique, haute de "vitraux" des années 60 à 64. Un feu d artifice de couleurs vives et complémentaires, ( le bleu, le blanc, le rouge, le vert) de gloire et de lumière vibrante qui rivalise avec la Sainte-Chapelle. Cette salle fait du reste la transition avec la salle consacrée aux femmes et hommes qui marchent de Giacometti et aux tableaux à dominante de deux couleurs avant les blackforms. Paradoxe: dernière salle colorée de l’exposition: comme si on avait atteint le summum de ce que la couleur peut offrir de lumière par transparence mais la recherche de la lumière va plus loin, cherchant dans les gris et les blancs puis le noir, la diffraction absolue de la lumière.
Nous savons l’admiration que Rothko avait pour les cathédrales et en particulier pour le vitrail qui dans la polyphonie des couleurs dit la gloire de Dieu en laissant traverser au plus haut de l’édifice, la lumière. La chapelle de Houston construite sur un plan octogonal présente 8 tableaux noirs où la lumière laisse son empreinte selon les variations que lui offre un puits de lumière central. Comme un renversement de l'esthétique du vitrail d’une cathédrale gothique.
Eugène Guillevic (1907-1997), Paroi ( 1970)
"Nous ferons de la terre
une cathédrale sans mur.
Les grandes orgues déjà
jouent la marée.
Les couleurs des vitraux
s'annoncent dans le jour.
Les blés sous la lumière
concrétisent l'espace.
Sur le corps des amants
l'ombre n'est pas la mort.
Les dimensions du monde
seront dans nos instants.
Chacun de nous
officiera.
3) “Le petit château fort de l’âme” : du chant de la lumière au creux de la nuit - la chapelle de Houston.
La peinture exposée à Pompidou untitled 1964, black red over black on red a été choisie par l’historien de l’art Jean Clair en clôture de son exposition Freud ,du regard à l’écoute au MAHJ: elle faisait face au moulage du Moïse de Michel-Ange, gardant jalousement et protégeant de la colère et de la haine, les tables de la Loi. Cette oeuvre est très parlante, puisqu’elle rappelle dans ses couleurs celles des voiles du temple de Jérusalem. Elle est concomitante du travail de Rothko pour la chapelle de Houston au Texas sur le tragique de la condition humaine. Lorsque Rothko parle de la chapelle de Houston, il la pense comme un lieu ouvert de méditation et de recueillement. Et il propose que d’autres lieux simples fleurissent dans la campagne du Texas ou de l’Arizona pour faciliter la contemplation et la méditation.
“ Ce serait bien si l’on pouvait installer dans tout le pays des petits espaces, des sortes de chapelles où le voyageur, le vagabond pouvait revenir méditer pendant une heure devant une unique peinture dans une modeste salle.”
GA : En quoi nous fait-elle réfléchir aux valeurs sacrées célébrées par la peinture ? De quelle nature sont ces valeurs ? Transcendantes ? Révélées ? Quelle part l’art peut-il prendre à cette révélation dans l’intimité de chacun ?
I.R : La chapelle de Houston est conçue comme le lieu de l’intériorité et de la méditation sur la condition humaine : Vous la comparez à l’image symbole du petit château fort de l’âme d’Eckhart auquel répond le sanctuaire, la citadelle intérieure de la mystique d’Avila. Pouvez-vous expliquer cette comparaison ?
“ Parmi les prescriptions de la religion de Moïse, il s’en trouve une qui est plus chargée de signification qu’on ne pense d’abord. C’est l’interdiction de se faire une image de Dieu donc l’obligation d'adorer un Dieu qu’on ne peut voir. (...) Si on admettait cette interdiction, elle devait nécessairement exercer une action en profondeur. Elle signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une perception abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique” S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monthéiste ( 1939)
Une dernière rupture avec les champs colorés et la concentration sur la lumière.
G-A : Pourriez-vous nous raconter la genèse de cette chapelle, sa radicalité dans le contexte politique des USA à cette époque ? (manifestations pour les droits civiques, triomphe de la société de consommation de la spéculation dans l'art lui-même) ? Est-elle un manifeste d'éthique et d'humanisme ? Pourquoi est-elle devenue un lieu de la conscience politique américaine, du respect des cultes et des confessions religieuses,(premier amendement de la Constitution), des libertés fondamentales et droits humains fondamentaux (expression et association) ?
Les conseils de lecture de Dialogues
I.Raviolo, Vers l’empreinte incréée, Harmattan, ouverture philosophique
J.L Marion, De surcroît, étude sur les phénomènes saturés, le visible et le révélé, PUF
A. Cohen-Solal, Marc Rothko, Actes Sud
M.Rothko, La réalité de l’artiste, Champs art, Flammarion
Catalogue de l’exposition Marc Rothko, citadelle et Mazenod, 2023
A Iglesias,Diaz Canales BD- Judee Sill, Dupuis
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