Dialogues # 23 mars 2024 - épisode 1 - Emmanuel Falque, “Ça me tombe dessus”: Qui suis-je dans le trauma?
Episode 1 - Emmanuel Falque, Hors phénomène, essai aux confins de la phénoménalité.
“Ça me tombe dessus” : Qui suis-je dans le trauma ?
Invité : Emmanuel Falque, professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris
Animatrices : Isabelle Raviolo et Christine Bessi
Technique : Enrico Mastrogiovanni
Nous prions M. Falque et Mme Raviolo, nos auditeurs et auditrices de nous excuser pour la transformation de la voix de M. Falque et de Mme Raviolo dans l’enregistrement de l’interview réalisée en décembre 2023 à l’ICP et entendu en direct à la radio. Cette modification sonore par la machine a écrasé la fin des phrases et donne un accent anglais (!) à certaines intonations. Cette modification, si elle modifie malheureusement la singulière et printanière vitalité de la voix de notre invité et si elle a permis de ménager un meilleur son global, sans écho, a complètement modifié le timbre et même la possibilité de compréhension de certains mots.
C'est pourquoi nous avons choisi, sur le podcast, de ménager le son original de l'interview (médiocre) car la voix est comprise dans le monde, dans l'espace de son écho mais aussi plus fidèle à son porte voix. Ceci aura le mérite de faire réfléchir aux possibles altérations et modifications d’une voix humaine (par définition unique et singulière), aux impressions qu’elle imprime dans la mémoire et consécutivement, au respect du droit que nous lui devons.
Veuillez excuser aussi la voix altérée de C. Bessi qui se remettait doucement d’une extinction de voix, maladie chronique et professionnelle de ceux et celles dont le métier (le royaume) est la parole.(P. Ricoeur).
Lectures de l’émission :
1.Bruce Bégout, "Polemos est le père de toutes choses, Guerre et histoire chez Patočka" extrait de notre douloureux présent, la phénoménologie face aux temps modernes, p 105-106,
“Prenant le contrepied du pacifisme moral qui constitue bien souvent la position philosophique dominante, libérale et humaniste, Patočka va avancer par petites touches un bellicisme assumé : « La grande expérience du front avec sa ligne de feu consiste cependant à évoquer la nuit en tant que présence impérieuse qui ne peut être négligée. Mais qu'y a-t-il de si positif et exaltant dans l'expérience de la guerre ? N'est-elle pas le déchaînement nihiliste de la technique ? L'annihilation catastrophique et méprisable de la vie? Assurément, mais elle est aussi, et de manière plus souterraine, la contestation radicale de la logique du jour. La découverte la plus fondamentale que permet l'épreuve du front, c'est, selon Patočka, le détachement soudain et abyssal qu'il provoque vis-à-vis de la défense de la vie, des forces du jour. Cette position audacieuse ne témoigne pas, comme on pourrait le croire dans une lecture trop rapide, d'un nihilisme jouissif de la destruction, ni d'un romantisme noir et provocateur, mais elle renvoie à une expérience philosophique authentique, celle de l'ébranlement du jour, de la paix comprise comme domination sociale de la vie et de l'ordre. Cette guerre dans la guerre qu'essaie de penser Patočka est aussi une guerre pour la guerre, une guerre qui ne se déroule pas en vue de la paix, de l'ordre, de la vie réduite à la conservation biologique et au sens donné, mais continuellement contre eux. Là où le fasciste fait de la guerre le principe universel et éternel de la vie, Patočka les oppose. En fait, il objecte à la guerre de la vie et du jour, le combat spirituel de la nuit. Par conséquent, cette autre guerre est l'épreuve du détachement de la vie immanente, une sorte d'ascèse, de renoncement brutal au confort vital et social, l'accès à quelque chose d'autre, de plus problématique, de plus secret. Le conflit dans l'existence n'est pas le struggle for life ou l'Alles Leben ist Kampf. Au contraire, il s'écarte de toute (pseudo-loi naturelle pour se poser comme rupture avec le monde de la vie. Si la guerre du jour, qui a lieu aussi en temps de paix en tant qu'industrie culturelle et libération de “potentialités orgiaques”, bouleverse continuellement l'homme et sa vie, elle ne les ébranle pas profondément. L'ébranlement ici en question n'est pas l'expression de la mobilité permanente du monde technicisée, sa vitesse et sa fureur, ni même celle de la lutte sociale et de la concurrence capitaliste dans l'optique du darwinisme social, il implique une rupture totale avec cette logique orgiaque. (...) Alors que la guerre du jour confronte deux camps qui pensent incarner le sens et la vie, de sorte que toute guerre est une guerre civile de la nature elle-même, si l'on peut dire, la guerre de la nuit, plus secrète et souterraine, révèle une mème opposition aux certitudes données et une exposition tragique au rien. C'est seulement dans l'ébranlement assourdissant et métallique de la guerre moderne que les membres des deux camps prennent conscience, au bord du gouffre, d'un au-delà de la vie, et que l'histoire relève d'un conflit perpétuel de la vie nue et de la vie au sommet. La solidarité des ébranlés, c'est la solidarité de ceux qui comprennent. Et que comprennent-ils dans la situation extrême du front ? Précisément que « l'histoire est ce conflit de la vie nue, enchaînée par la peur, avec la vie au sommet, qui ne planifie pas le quotidien à venir, mais voit clairement que le jour ordinaire, sa vie et sa paix auront une fin. Si les ennemis s'opposent dans la guerre du jour, ils s'unissent dans sa contestation nocturne. Ils appartiennent en fin de compte à un même camp, celui de ceux qui disent non à la reproduction immanente de la vie et qui, prenant conscience de leur historicité, recherchent un sens plus haut, plus ample, plus complexe. C'est en ce sens-là que polemos n'est pas la passion dévastatrice d'un envahisseur sauvage mais au contraire un créateur d'unité ». Toutefois cette expérience du front vise à mettre fin aux politiques de mobilisation qui éternisent l'état de guerre. Autrement dit, l'autre guerre, la guerre du sens, aspire à une «paix réelle » qui ne soit pas la continuation de la guerre au profit de l'ordre borné du jour.
La solidarité des ébranlés constitue donc une étape fondamentale dans le refus du donné, du donné comme guerre ontique et naturelle. Elle seule peut mener à une véritable paix qui se différencie de la paix illusoire du jour, laquelle maintient le statu quo, prolonge la guerre dans la vie, le travail, les loisirs. La paix réelle ne sortira, si elle doit sortir, que de ce choc frontal, et non de la paix armée de l'ordre mondial. Grâce à une mobilisation totale du vivant, elle produit, par un ultime basculement, et de manière renversante, la démobilisation totale, l'accès au rapport libre, historique et détaché à la vie, à savoir l'existence authentique: L'humanité n'atteindra pas le terrain de la paix en se laissant prendre aux leurres de la quotidienneté, en se mesurant à l'aune du jour. Au contraire, c'est en s'enfonçant dans la nuit, sans chercher à se retourner ni å fuir, encore moins à retrouver le confort consolant du donné, qu'elle pourra peut-être instaurer un jour une paix qui ne soit pas l'expression de la domination de l'ordre vital: La guerre peut faire apparaître que, parmi les hommes libres, certains sont capables de devenir des dieux, de toucher à la divinité, à ce qui constitue l'unité dernière et le mystère de l'être.
Ce sont ceux qui comprennent que polemos n'a rien d'unilatéral, qu'il ne divise pas, mais unit, que les ennemis ne sont des touts distincts qu'en apparence, qu'ils sont en réalité inséparables dans l'ébranlement commun du quotidien...?
Or seule la guerre, qui ne se réduit pas à l'expérience de tuer et d'être tué, peut ouvrir ce champ nouveau du dépassement de la vie, du sens et de l'être. Elle est le sacrifice total qui révèle l'excellence de l'âme. Car c'est par cette exposition brute à la mort violente que l'individu prend conscience de son être-libre en se défaisant de l'attachement à la vie, en accédant à une dimension supérieure de l'existence. On le voit, pour Patočka, l'existant ne conquiert son authenticité éthique et aléthique, non dans son étre-pour-le-mort, mais dans son être-pour-la-guerre, dans le courage de s'exposer à la destruction violente des certitudes et de la vie, afin de laisser poindre ce qui les dépasse. Ce sacrifice, qui n'est pas sacrifice pour le salut de sa famille ou de sa cité (l'alternative de Hegel ne vaut plus ici, car elle demeure immanente à la vie et oppose deux conceptions bornées de la totalité : la vie privée et la vie publique), ce sacrifice qui n'est ni socratique ni machiavélien, est un sacrifice pour rien, un sacrifice problématique qui manifeste, contre la puissance de la vie. la puissance ascétique de critique et de détachement de la vie qui n'est autre, pour Patočka, que la liberté elle-même.
2) Maurice Merleau-Ponty, Signes, Ed Gallimard, 1960
La parole joue toujours sur le fond de parole, elle n’est jamais qu’un pli dans l’immense tissu du parler. Nous n’avons pas, pour la comprendre, à consulter quelque lexique intérieur qui nous donnât, en regard des mots ou des formes, de pures pensées qu’ils recouvriraient: il suffit que nous nous prêtions à sa vie, à son mouvement de différenciation et d’articulation, à sa gesticulation éloquente. Il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots. Comme la charade, il ne se comprend que par l’interaction des signes, dont chacun pris à part est équivoque ou banal, et dont la réunion seule fait sens. […] Nos analyses de la pensée font comme si, avant d’avoir trouvé ses mots, elle était déjà une sorte de texte idéal que nos phrases chercheraient à traduire. Mais l’auteur lui-même n’a aucun texte qu’il puisse confronter avec son écrit, aucun langage avant le langage. Si la parole le satisfait, c’est par un équilibre dont elle définit elle-même les conditions, par une perfection sans modèle. Beaucoup plus qu’un moyen, le langage est quelque chose comme un être et c’est pourquoi il peut si bien nous rendre présent quelqu’un : la parole d’un ami au téléphone nous le donne lui-même, comme s’il était tout dans cette manière d’interpeller et de prendre congé, de commencer et de finir ses phrases, de cheminer à travers les choses non dites. Le sens est le mouvement total de la parole et c’est pourquoi notre pensée traîne dans le langage. C’est pourquoi aussi elle le traverse comme le geste dépasse ses points de passage.
Musiques de l’émission :
Yves Montand, Casse tête, 1970
Allegri, Miserere à neuf voix
Les conseils de lecture de Dialogues :
- Bruce Bégout, Notre douloureux présent, la phénoménologie face aux temps modernes, Annales de phénoménologie, dirigées par Alexander Schnell, 04/2023
- Emmanuel Falque, Hors phénomène, essai aux confins de la phénoménalité, 2021, Hermann, collection de visu.
Ca n’a rien à voir, lire Freud en philosophie, Cerf, 2018
-Yan Patočka
-Essais hérétiques, Verdier
-Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Vrin, Nouvelle édition, 09/ 2023 revue et corrigée, traduite du tchèque et de l’allemand par Erika Abrams, accompagnée d’une préface de Renaud Barbaras.
Télécharger le podcast
DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h