Dialogues # 24 février : Spéciale Ukraine: Alina Prokopenko, pâtisser et embellir la vie.
Emission spéciale Ukraine
Alina Prokopenko, Pâtisser et embellir la vie
Invitée : Alina Prokopenko, artiste pâtissière.
Témoignages :
Sergeï Baglay, 12 ans.
Olena Tsypko (traduite du russe par Andreï Kouzmenkov)
Témoignage bénévole : Gilbert Lamote
Animatrices : Isabelle Raviolo et Christine Bessi
-
Présentation d’Alina Prokopenko :
Dialogues : C’est d’abord une rencontre vivante entre Isabelle Raviolo et vous à l’automne, au café où vous travaillez. Isabelle qui corrige ses traditionnelles copies et vous, chef en cuisine, tout en blanc avec la toque et l’allure des grandes dames qui préparent des délices.
Une rencontre donc qui a lieu simplement dans un salon de thé de Paris et qui dit la gratitude pour ce qui est beau et bon. Puis, dans la conversation, vous partagez le récit de votre itinéraire : celui d’une jeune étudiante ukrainienne en droit puis en histoire de l’art arrivée à 22 ans à Paris, de Kiev, au début de la guerre. On ne peut s’empêcher de penser en regardant votre travail à celui de Soutine qui, un siècle avant vous, croque les petits pâtissiers, artisans bouchers et maîtres d’hôtel de Paris.
-
Pourquoi l’art et la pâtisserie ?
Lecture texte de Nietzsche, Humain trop humain.
Vous avez travaillé au Café Mātēr de Lafayette Anticipations (qui change de nom en février 2024), vous créez des œuvres comestibles en écho avec les expositions du centre d’art contemporain. Vous interrogez les représentations que l’on se fait des Français et des Parisiens. du glamour, du sexy et de la mode. Est-ce votre façon ironique de moquer le discours de Poutine qui considère l’Occident comme un peuple dépravé, décadent, oisif et faible ? Comme cette dernière expérimentation de “French clichés as desserts”, regroupant des gâteaux en trompe-l’œil d’huître, de rouge à lèvres ou… de cendrier usagé. Vous choisissez des objets, des nourritures typiques de la gastronomie française, à forte charge symbolique, fruit de vos observations et de votre découverte de la France, puis vous déconstruisez ces apparences, ces clichés à partir de votre connaissance en histoire de l’art notamment.
Une de vos créations emblématiques
L’huître (la vie dans l’océan et la mer, le manifeste pour une vie scellée, que l’on déguste vivante parfois directement sur le rocher) a un parfum de scandale et devient le paradigme chez vous, de la célébration de la vie. Comme elle l’est déjà, chez James Ensor, La mangeuse d’huîtres, 1882 ou dans les natures mortes où Matisse joue avec le noir autour de la couleur. Toutes les oeuvres de guerre d'Henri Matisse sont des sources importantes de votre inspration : Nature morte aux huîtres, 1940, Kuntsmuseum, Basel, Les huîtres, 1941, Nature morte au citron, 1917. Ce travail sur l’huître est l’occasion de mettre en oeuvre votre goût pour le noir, et le dégoût qu'il suscite généralement en cuisine. Vous travaillez le noir, comme un peintre, en y ajoutant du charbon et des pigments qui permettent de ne pas le confondre avec le brun. Vous interrogez les textures, la matière et cherchez les ingrédients qui donnent une forme au vivant, lui donnent son unité, son principe d’individuation. En somme, vous interrogez l’existence de la chose à son principe : qu’est-ce qui dans l’espèce isole un individu du général, lui donne son identité, ses caractères, contingents et particuliers, le fait d'être par lui-même, pour lui-même, en somme, original.
Huître, Francis Ponge - Le parti pris des choses (1942)
“L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.”
3) Interroger l'image, le cliché :
Vous aimez à remettre en question les représentations : celles de votre propre culture d’origine, le passé soviétique que vous représentez comme un gâteau de célébration de mariage ou d’anniversaire, écrasé. Vous battez en brèche les représentations d’une pseudo-liberté soviétique qui ne célèbre que le monumental, l’image du pouvoir ou de l’héroïsme. Ce gâteau rappelle à la fois le kitsch des festivités soviétiques et tout à la fois l’attachement aux traditions populaires et aux célébrations familiales. On pense, en regardant votre travail, à celui du photographe ukrainien Boris Mikhaïlov et à la représentation qu’il donne de ce passé, dans la série des photos des années 60 : “Yesterday's sandwich”. (Votre regard est souvent lié, du reste, au regard de la photographe.) Comme Mikhaïlov, vous interrogez le permis et l’interdit, la création et la destruction, le plaisir de la consumation et de la consommation, les représentations Est-Ouest et la peur que suscite la vie à l’Ouest. Vous avez d’ailleurs fabriqué des gâteaux d’anniversaire pour des films ukrainiens (courts-métrages). Vous aimez à revisiter la célébration par le gâteau qui doit redonner le sourire et la faim ou plutôt l’appétit de vivre.
Dans une autre série, c’est le toit de la maison inondée qui vient donner l’occasion d’une performance sur ce qui reste lorsque tout est détruit, incendié et inondé. A partir de votre observation à la TV, en juin 2022, des maisons du sud de l’Ukraine après les inondations suite à la destruction du barrage de Kakhovka près de Kherson, vous décidez vous-même de donner à penser et manger ce qui reste d’une aspiration à une vie libre. Vos gâteaux sont des toits de maison (ukr; ‘hatynka’). C’est l’art des paradoxes que vous aimez : La maison protectrice, individuelle, qui échappe au pouvoir tentaculaire de l’Etat et de la surveillance et qui rend possible une vie intime et familiale est réduite métonymiquement à un toit. Ces toits qui surnagent au-dessus de l’eau du Dniepr et qui évoquent peut-être votre propre maison à Kiev. (On pense aussi au poème de M. Tsvetaeva, la maison) constitutive du for intérieur et/ou des souvenirs d’enfance ou ce qu’il en reste, lorsque tout tend à vouloir faire disparaître cette aspiration à une vie protégée de l’arbitraire et de la violence, indépendante et non collective.
"Chaque fenêtre - un regard, / Et dans toutes - une personne! / Le fronton dans la glaise / Chaque fenêtre - une icône / Chaque regard - une fenêtre, / Les visages, des ruines, / Les arènes de l'histoire, / Marronniers du passé / Moi j'y chante et j'y vis." Marina Tsvetaeva, (La Maison, 1935). Vos Hatynkas sont une série de gâteaux au chocolat et aux cerises, une sorte de forêt noire ukrainienne qui dit le “souvenir protecteur de la forêt de l’enfance” au sens proustien. Vous semblez vivre la création comme un processus de lutte contre la destruction, l’art non pas comme un refuge, ni maison sûre mais comme ce qui conditionne l’humanité même, la possibilité de jouir simplement d’une existence digne qui procure un plaisir et qui choisit certains plaisirs plutôt que d’autres. la possibilité d’un toit.
4)Ecoute de témoignages de vie et d’exil.
Témoignage réfugiés : Sergeï Baglay, 12 ans, et sa mère, Olena Tsypko, 47 ans. (traduite du russe par Andreï Kouzmenkov)
Bonjour, je m'appelle Olena Tsypko. Je suis arrivée en France le 13 mars 2022. Notre “aventure” pour moi et mon fils a commencé en février 2024. Quand nous sommes partis, il y avait encore ma fille et son mari qui sont restés en Ukraine, et une autre fille avec 2 enfants. Mes filles n'ont pas pu partir car elles ont leurs maris [là-bas]. J'ai réussi à faire sortir mon fils de l'Ukraine. Notre voyage a été très difficile [sa voix commence à trembler], on avait peur d'être bombardé ou exécuté. On a eu une grande peur, même pour arriver à la frontière. Mais j'ai dû me maîtriser pour ne pas inquiéter mon fils, ne pas lui transmettre ma peur. On a été très bien accueillis en Pologne. Merci aux Polonais, c'est vraiment un peuple frère ; j'ai en grand amour et respect pour ce peuple. Nous avons passé 2 nuits dans un énorme hall d'exposition où l'on a dormi sur les lits de camp. A un moment, on a entendu une annonce qui invitait ceux qui voulaient partir en France. J'avais plus rien à perdre - on avait laissé en Ukraine toute notre vie d'avant, on a été obligé. En France, on a été accueilli par des familles françaises - et je les remercie beaucoup, il nous ont fourni de la nourriture et des habits. Je voudrais remercier spécialement Dominique et Jean-Louis qui habitent Rébénacq. Maintenant j'ai un travail, mon fils Sergueï va à l'école, tout va bien pour lui, et je crois que je veux qu'il reste en France, et moi, je veux revenir chez moi.”
Témoignage bénévole.
Gilbert Lamote : Originaire de la Côte Basque, j’y ai vécu jusqu’à ma retraite de directeur d’école. Puis je suis venu ici à Laruns, petit bourg de 1200 âmes, en vallée d’Ossau. Un paradis pour qui aime la nature, la montagne pyrénéenne, sa faune, sa flore, son activité pastorale et ses multiples façons de découvrir et vivre dans ces territoires préservés et paisibles. Soudain le choc, la guerre là-bas en Ukraine puis très vite ici chez nous arrivent une quinzaine de déplacés partis sous les bombes. Spontanément, sans réfléchir, je fonce, d’autres bénévoles aussi. Démunis, paumés, bousculés dans leur destin, ils sont logés qui chez l’habitant, qui dans un camping, qui dans des logements mis à disposition par la centrale hydroélectrique. Le Secours populaire apporte une aide matérielle importante : nourriture, vêtements ; la recyclerie équipe les logements, un organisme mandaté par l’Etat et le département les accompagne sur le plan administratif : sécurité sociale, titre de séjour, et autres démarches; moi l’ancien instit je vais leur apprendre le français. Dominique, une ex secrétaire de mairie propose des cours de français aux adultes, moi aux enfants. Tout s’enchaîne. Puis arrive une famille de réfugiés politiques syriens, avec 6 enfants de un mois à 13 ans. Extrêmement isolée, aucun autre Arabe dans la vallée. Je propose mon aide à cette famille complètement désorientée culturellement. Plusieurs fois par semaine, tous assis en cercle à même le sol, ils apprennent ensemble les premiers éléments de communication en français. Mais cette langue est le support d’une culture qu’ils n’appréhendent pas. Un gouffre pour eux, passionnant pour moi. Je leur fais découvrir les premiers rudiments pour les aider à devenir autonomes et à s’intégrer. Des liens se créent, la confiance est là, cette famille s’accroche à moi. Je suis disponible, moi dont les enfants et petits-enfants vivent loin à Angoulême pour les uns, Toulouse pour les autres.
Toutes ces aides apportées aux réfugiés ne sont pas structurées. La mairie essaie de mettre du lien entre tous les intervenants, mais ça ne marche pas parce que l’organisme mandaté par l’Etat ne veut pas collaborer avec les associations ou les particuliers bénévoles, et parce que les services sociaux ne sont pas là. L’Etat et le département mettent beaucoup d’argent pour l’accueil des réfugiés, il serait intéressant que des évaluations soient faites. D’autres bénévoles et moi-même avons été très choqués par les traitements infligés par cet organisme à la famille syrienne. Nous avons contacté des élus, commune, communauté de communes, département. Les élus de terrain n’ont pas été associés au protocole d’accueil. Personnellement je souhaite qu’un jour des journalistes d’investigation se saisissent de ce dossier comme ils l’ont fait pour les EHPAD ou d’autres structures.
Le gîte, le couvert, les vêtements, la scolarisation. Ok, c’est beaucoup. Mais ça ne suffit pas. Il ne faut pas réduire ces Ukrainiens et ces Syriens à leur étiquette de « réfugiés ». Avant leur exil ils ont eu une vie personnelle, une histoire familiale, plus ou moins chaotique pour les uns, lisse pour d’autres. Les Syriens étaient déjà réfugiés au Liban depuis dix ans. Une nouvelle guerre les a déplacés une deuxième fois. Les Ukrainiens étaient en tension depuis une bonne dizaine d’années. Les séquelles du communisme, la corruption, les déchirements entre familles dispersées en Russie, en Ukraine et ailleurs, divisent ces familles. Quand un Ukrainien appelle son frère en Russie, celui-ci ne peut pas ou ne veut pas reconnaître les ravages de Poutine. Tout ça pour dire que les âmes sont blessées, et que ces enfants, ces adultes ont besoin d’accompagnement psychologique, ou pour le moins d’empathie, donc de présence à leur côté.
Et dans ces circonstances, j’ai rencontré Sergueï, 10 ans et demi. Maintenant 12 ans. Depuis août 2022, chez lui, je lui apprends le français et l’aide pour ses devoirs scolaires. Son année de CM2, le mercredi il venait chez moi, sa mère travaillant dans une entreprise de viandes et charcuteries. On s’est apprivoisés. Un jour de novembre 2022, alors que j’initiais Sergueï aux rollers sur la place du fronton de Laruns, une panique soudaine le saisit : deux mirages de la base militaire de Mont de Marsan passent très soudainement et bruyamment au ras de la montagne. Il est venu se blottir contre moi. Je l’ai rassuré. Il croyait subir une nouvelle attaque comme celle qu’il avait entendue lorsqu’un supermarché avait été bombardé dans sa ville de Kremenchug. A partir de cet incident, notre relation s’accompagne d’amitié, de confiance et d’affection. Je suis devenu le papy qu’il n’a pas. Il est devenu le petit-fils que je n’ai pas. Il partage les vacances avec mes petites-filles qui l’ont adopté et réciproquement. Il faut savoir que son papa l’a abandonné, il y a 4 ou 5 ans. Un jour, comme un parent d’élève, j’accompagnais sa classe lors d’une sortie scolaire. Les enfants marchaient deux par deux, Sergueï a subitement quitté le rang pour monter à cheval sur mon dos. C’était sa façon à lui de montrer aux autres enfants que lui aussi, il avait quelqu’un pour lui tout seul, un papy. Sergueï va maintenant au collège. Il est très bien intégré. Il a retrouvé l’insouciance et la légèreté caractéristiques de l’enfance. Il s’est essayé à plusieurs sports : pelote, rugby, vélo, trottinette, patinage sur glace, ski, skate, etc. Il a découvert l’Atlantique par des escapades sur la Côte Basque et au quotidien profite des atouts de notre belle vallée béarnaise.
Charmeur, serviable, il n’hésite pas à faire l’interprète. Il a acquis un bon niveau de pratique du français oral. Il s’amuse des blagues Carambar : « Gilbert, pourquoi y en a plus des mammouths ? - Euh ! – Parce qu’y en a plus de papouths ! » L’écrit pose encore des difficultés, c’est compliqué de passer de l’alphabet syrillique au nôtre. Au collège, il découvre l’anglais et l’espagnol. A douze ans, il grandit, se construit. Oui, je lui apporte beaucoup, mais lui il m’apporte encore plus. Je laisse les auditeurs se faire leur propre opinion : un jour une enseignante à la retraite, voyant la complicité entre cet enfant et moi, me crie presque offusquée : "Il ne faut pas s’attacher !". Il y a eu un gros échec. Avec Jean, un ami larunsois, qui hélas vient de nous quitter, nous nous sommes investis pour guider et accompagner la sœur de Sergueï, Anna, 22 ans, et son jeune époux Oleh, 23 ans, venus rejoindre la mère et l’enfant, il y a quelques mois. Solidarité familiale. On leur a trouvé un job à chacun avec de bonnes conditions puis tout s’est délité ; les 2 jeunes ont quitté leur emploi, sont restés oisifs. Tout récemment, ils s’en sont allés en Allemagne. Comme moi, les bénévoles, le plus souvent grisonnants, qui donnent de leur personne ponctuellement, ou de façon plus engagée, ressentent un grand bienfait de se sentir utiles, de sortir de leur train-train, d’aider ces femmes, ces enfants démunis et désorientés, de dire merci à l’Ukraine qui s’est dressée avec courage et a stoppé l’agression de Poutine qui serait allé on ne sait jusqu’où.
Déjà, ici dans l’extrême Sud-Ouest de la France, il y a 80 ans, nos parents ou grands-parents ont accueilli, caché, aidé des Juifs ou d’autres victimes fuyant le nazisme, des résistants, des aviateurs ou des combattants volontaires se dirigeant vers l’Espagne. Les associations locales à vocation sociale ou humanitaire ont aussi été boostées par ces réfugiés. Et la suite ? Pour les réfugiés politiques syriens, leur avenir est scellé ici en France. Point de retour envisageable. Pour les déplacés ukrainiens, c’est compliqué. C’est très compliqué de se projeter. Les enfants, les ados, grandissent ici, acquièrent la langue plus vite, font leur réseau de copains, assimilent notre façon de vivre. Les adultes s’adaptent très bien, travaillent, sont intégrés. Mais leurs racines, leurs amis, leur famille sont restés là- bas. Ils sont bien ici, mais leur tête est tournée vers l’Ukraine. Olena, la maman de Sergueï a un dilemme : elle voudrait rentrer chez elle, mais voudrait que son fils Sergueï reste ici sous la protection de la France. Choix très difficile pour une mère.
Textes lus ou de soutien :
Nietzsche, Humain, trop humain : « L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. De plus, l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif. Après cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des œuvres d’art, n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi.Mais on a l’habitude, aujourd’hui, de commencer l’art par la fin ; on se suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des oeuvres d’art est le principal et que c’est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée. Fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant que nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l’art nous convie. »
2) Vassili Grossman, Vie et Destin, L’âge d’homme, 1980 (réédition LGF, 2015, pages 541 et suivantes). Traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration d’Anne Coldefy-Faucard.
“Il y a longtemps, alors que je vivais dans les forêts du Nord, je m’étais imaginé que le bien n’était pas dans l’homme, qu’il n’était pas dans le monde des animaux et des insectes, mais qu’il était dans le royaume silencieux des arbres. Mais non ! J’ai vu la vie de la forêt, la lutte cruelle que mènent les arbres contre les herbes et les taillis pour la conquête de la terre. Des milliards de semences, en poussant, étouffent l’herbe, font des coupes dans les taillis solidaires ; des milliards de pousses autosemencées entrent en lutte les unes contre les autres. Et seules celles qui sortent victorieuses de la compétition forment une frondaison où dominent les essences de lumière. Et seuls ces arbres forment une futaie, une alliance entre égaux. Les sapins et les hêtres végètent dans un bagne crépusculaire, dans l’ombre du dôme de verdure que forment les essences de lumière. Mais vient, pour eux, le temps de la sénescence et c’est au tour des sapins de monter vers la lumière en mettant à mort les bouleaux. Ainsi, vit la forêt dans une lutte perpétuelle de tous contre tous. Seuls des aveugles peuvent croire que la forêt est le royaume du bien. Est-il vraiment possible que la vie soit le mal ? Le bien n’est pas dans la nature, il n’est pas non plus dans les prédications des prophètes, les grandes doctrines sociales, l’éthique des philosophes… Mais les simples gens portent en leur cœur l’amour pour tout ce qui est vivant, ils aiment naturellement la vie, ils protègent la vie ; après une journée de travail, ils se réjouissent de la chaleur du foyer et ils ne vont pas sur les places allumer des brasiers et des incendies. C’est ainsi qu’il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C’est la bonté d’une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison, qui risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressées aux femmes et aux mères. Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social. Mais, si nous y réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s’étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que le passant, s’arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour qu’elle puisse cicatriser et revivre. En ces temps terribles où la démence règne au nom de la gloire des États, des nations et du bien universel, en ce temps où les hommes ne ressemblent plus à des hommes, où ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbre, rouler comme des pierres, qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés, en ce temps de terreur et de démence, la pauvre bonté sans idée n’a pas disparu.”
3) De longues nuits d'été, Aharon Appelfeld, traduit par Valérie Zenatti
"Sergueï parla le premier :
- En vagabondant, l'homme apprend à distinguer entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas, ce qui est temporaire et ce qui est immuable, la vérité et le mensonge. Lorsqu'un homme est confortablement installé chez lui il en oublie l'essentiel. Il a des préoccupations quotidiennes, se chamaille pour des broutilles, il ne pense qu'à lui et à ses biens. Mais lorsqu'un homme est dehors, sans maison, avec le ciel pour seul toit et la terre pour sol, seulement alors il comprend que l'errance, aussi dure soit-elle, le purifie.
Janek est attentif à chaque mot prononcé par Sergueï, même s'il ne comprend pas tout, mais la musique de ses phrases est agréable à son oreille et parfois il lui semble même que les paroles de Sergueï ne sont que musique. Il faudrait peut-être que j'apprenne la musique et alors je pourrai le comprendre, se dit parfois Janek."
Les conseils de lecture et d’exposition Dialogues
A voir
-A la Gaité lyrique, du 09.02–09.06.24, le collectif MYOP invite les auteurs et autrices de PEN Ukraine à créer un dialogue entre écriture et photographie autour de l’Ukraine contemporaine, lors d'une exposition en accès libre à la Gaîté Lyrique.
-Au cinéma des écoles, 23 rue des Ecoles, L’inondation, film de 1994 d’Igor Minaïev.
A lire-
-Luba Yakymtchouk, Les abricots du Donbas, Editions des femmes-Antoinette Fouque, 2021
-Vasyl Stus, Life in Creativity (Ukrainian Voices, 23) Paperback – November 22, by Dmytro Stus (Auteur), Tetiana Shcherbachenko
-Ukraine, fragments 02-2022/02-2023, Manuella éditions, ABM éditions.
-Aharon Appelfeld, De longues nuits d’été, traduction Valérie Zenatti, l’école des loisirs, 2017
-Poésies choisies - Vasyl Stus, préface et traduction Georges Nivat, “si vivant suis, ou vivant ou mort, ou vivant-mort, édition la lettre et l’esprit, sous la direction de Constantin Sigov, les éditeurs réunis.
-Revue Polka n°57 : Ukraine, carnet de guerre avec Eric Bouvet - Juin 2022
Télécharger le podcast
DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h