Dialogues # 24 juin 2023 - Re-création du monde : Une semaine avec Alexei Aïgui
Re-création du monde : Une semaine avec Alexeï Aigui
Invité : Alexei Aïgui, compositeur de musique et violoniste
Animatrice : Christine Bessi
Musiques de l’émission
1-lundi (album week off) : https://youtu.be/8UaIBRjnoac
2- mardi (album week off) : https://soundcloud.com/alexei-aigui/mardi-from-week-off-fragment
3-palimpseste, cellobass
4 - jeudi (album week off) : https://youtu.be/8UaIBRjnoac
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Présentation générale :
Alexei Aigui, nous avons la très grande chance de vous accueillir aujourd’hui pour nous présenter votre album sorti au début de l’année week-off.
1.1 Alexei Aïgui : Qui êtes-vous ?
Vous êtes violoniste et compositeur russe, chef de l'Ensemble 4'33" créé dans les années 90. 4′33″ est d’abord un morceau composé par John Cage en 1940 : il est constitué par le silence qu’offrent des musiciens qui ne jouent pas dans une salle de concert. Vous célébrez le silence en écho au bruit et à la fureur du monde. Votre travail musical s’inscrit donc ainsi dans ce même rapport particulier au silence ou à l’absence de son, au lien qui lie l'interprète de la musique et celui qui la reçoit, l’écoute. Cet ensemble composé d'une dizaine de musiciens joue une musique inclassable brisant les frontières entre le rock et la musique classique.
Vous avez écrit beaucoup de musiques pour le cinéma et vous vous êtes entretenu, il y a bien longtemps déjà avec un grand spécialiste du cinéma, Thierry Jousse, sur ce qui anime votre besoin d’accompagner la musique avec ou par l’image, de définir en quelque sorte la composition de la musique comme celui du poème à partir des images et de la mémoire diffuse de celles-ci.
C’est tout naturellement que vous travaillez pour le cinéma pour donner simplement corps et densité aux émotions que figurent des images figées. Au cinéma, vous avez travaillé régulièrement avec les cinéastes Pascal Bonitzer (Le Grand alibi, Cherchez Hortense) et Raoul Peck (Exterminez toutes ces brutes, I Am Not Your Negro, Le Jeune Karl Marx). Et tout dernièrement, vous venez de signer la BO du film Anger de la russo-libanaise Maria Surae.
1.2 Pourquoi aimez-vous travailler avec et pour le cinéma ? Etes-vous cinéphile vous-même ?
C’est aussi les clips de votre musique qui disent une expérience vitale et presque existentielle de l’image et du son : je pense au très beau clip cellobass de l’album palimpseste né en 2021 avec votre ensemble 4’33. Un circuit de voiture sur un tapis de feuilles mortes où l’on suit et expérimente le trajet de ce petit bolide clignotant. Un trajet fait de tour sur lui-même, de demi-tour, d’arrêt plus ou moins long, de montée de descente, de prise de vitesse. Jamais de recul.
Cette vidéo est très explicite : elle concerne le palimpseste (parchemin dont on a effacé la première écriture pour pouvoir en écrire une nouvelle) : le processus d’écriture et de réécriture : la possibilité d’étoffer ou de réduire, de coller ou de couper pour donner de l’ampleur à la marche et à la musique, de rendre vivant ou mélodique chaque être (instrument) sur un tas de ruines ou de feuilles mortes. (D’abord le violoncelle et la guitare, puis la harpe, enfin votre violon.) Qui a fait cette vidéo ?
Comment écrivez-vous votre musique ? Réécrivez-vous à partir d’un thème majeur, repris et sans cesse revisité ? Est-ce important de ne pas se répéter pour vous ? N’est-ce pas le sens de l’attention que vous portez aux rencontres, pour vous renouveler écrire une nouvelle partition sur les anciennes ?
1.3. Créer avec d’autres :
En dehors du cinéma, c’est bien évidemment les concerts qui fondent le sens de votre existence. Vous avez enregistré plusieurs albums avec Dietmar Bonnen et travaillez aussi beaucoup en Allemagne. Vous travaillez en ensemble symphonique en duo avec le guitariste Michel Gentils en trio avec le trio far 5 (Eric Jacot à la contrebasse et Pablo Nemirovsky au bandonéon).
Ecouter Alexei Aigui : Les lieux des concerts
Où avez-vous l’habitude de jouer de la musique en dehors des répétitions ? Entre les rendez-vous d’ailleurs à Paris et la cathédrale de Die dans la Drôme où vous vivez, que partagez-vous dans l'expérience très intime d’un concert ? Quel sens du sacré revêt alors le moment du concert ?
Vos prochains concerts :
Jeudi 13 juillet 2023 à 20h30 : FAR - Musique de nulle part, Théâtre Aleph Teatro, Ivry-sur-Seine
Mardi 25 juillet de 20h30 à 23h30 : Alexei Aigui & Michel Gentils duo, Château de Monmeilleur, Isère
29 juillet : Valdrome (avec le guitariste Michel Gentils)
24 septembre : Drôme (avec Dietmar Bonnen)
En somme, vous êtes attaché à la création en Europe et par delà les frontières de l’Europe avec des musiciens et des réalisateurs de toutes nationalités. Est-ce le hasard qui produit ces rencontres musicales ? Quelle confiance faites-vous aux rencontres pour composer et créer à neuf ? Quelle importance ces rencontres revêtent-elles pour vous cette année, après un an d’exil de la Russie ?
2.Week-off
2.1. La genèse de cet album ?
Qu’a à faire week-off sur “ce sol calciné de l'expérience dont rien ne semble plus pouvoir germer" comme le dit la pianiste, musicologue et philosophe ukrainienne Rachel Bespaloff dans l’avant propos des cheminements et carrefours ? Lorsqu’elle a quitté l’Ukraine d’abord, puis Paris ensuite pour le Massachussets, pour fuir les persécutions antisémites, Rachel Bespaloff est partie en bateau avec une bonne partie de sa bibliothèque et son piano à queue. Qu’en est-il de vous et de votre ou vos violons ? Avez-vous pu emporter votre violon ?
2.2 . Musique et ineffable
Lorsque nous vous avons proposé de vous inviter, vous étiez hésitant, prétextant un français maladroit pour la radio… Vous m’avez tout de suite dit : “Connaissez-vous mon père, le poète ?” Celui qui a traduit tant de poètes français dans sa langue maternelle, le tchouvache et en russe. Comme s’il vous était presque impossible de vous déclarer poète vous aussi. Est-ce parce que vous vous méfiez des mots, du langage ? De la langue ?
Comment vivez-vous cet exil de la langue, ici en France ? La musique est-elle devenue le seul langage capable de faire racine ? De se réimplanter ailleurs ? Pensez-vous que cet exil (empêchant le retour, provoquant la nostalgie) est entré dans votre musique aussi ?
Laissez-nous reprendre pour vous ce que disait l’acteur, metteur en scène et poète Antoine Vitez à propos de votre père dans son article du Monde intitulé Mon ami Aïgui. mai 1989 :
“En un temps où chacun cherche ses racines, Guennadi Aïgui trouve les siennes dans la langue slave qu’il examine pièce par pièce reprenant le mouvement commencé là en Russie au début de ce siècle, puis dispersé, ressuscité de place en place.
Ses mots, ses neiges, ses roses, ses sommeils sur champs, ses roses sur les neiges, ses oiseaux sont comme détachés de leur enveloppe sociale, c’est-à-dire de la syntaxe ordinaire, et apparaissent nus, imprudemment associés les uns aux autres par une syntaxe concise qui inclut la participation de la parole à haute voix: d’où ces signes, points d’exclamation, tirets, traits d’union, italique, permettant au lecteur de lire comme une page d’écriture musicale, une musique cette poésie d’ailleurs toute faite d’images et de souvenirs de la peinture.”
Dans votre musique, on entend beaucoup de traversées de paysages, une mémoire des sensations d’une journée. Utilisez-vous les notes, les harmonies, les silences et les soupirs comme les dernières racines solides pour ordonner et exprimer le vacarme intérieur?
2.3. week-off : “l’art du frisson”
Vous donnez peu d’interviews sans doute pour préserver ce qui doit l’être : le silence et la musique, “cet art des sons” ou plus exactement, comme le dit le poète Pouchkine celui du frisson. “le frisson /qui vient au poète par le son”. Il faut le dire, l’écoute de Week off est un vrai et long frisson. Le son nous arrive par miracle, par une captation amateur lors de l’un de vos concerts (aux rendez-vous d’ailleurs ici à Paris) d’une exilée comme vous, qui a besoin de beauté. Puis, c’est d’ami en ami que circule votre musique, comme chez des enfants pris par la découverte d’un coin de forêt ignoré, heureux de le faire découvrir aux autres. Puis, la fascination est immédiate. On ne décolle pas de l’album et on l’écoute en boucle pour commencer sa journée ou la finir.
Les 39 minutes de Week off nous portent sur leur dos comme pour retrouver une énergie perdue, un souffle planant au-dessus des eaux et indiquant que la vie reviendra bientôt. Quelles sont vos influences musicales classiques en général et plus particulèrement pour la composition de cette pièce ?
2.4. week-off: recréation ou réparation du monde ?
Votre musique décortique l’homme : elle le met à nu dans sa capacité de destruction et de négation comme dans sa capacité d’éveil à la vie, dans sa bonté et sa contemplation de la beauté, fulgurante, parfois déchirante. En un certain sens, elle adoucit le monde, lui ôte sa brutalité, sa sauvagerie fruste puisqu’elle donne voix aux sensations, aux émotions, à leur fragilité, leur intensité aussi au bord de la brisure ou l’extinction de tout son.
Nous écoutons lundi et vous nous dites ce qu’est ce premier jour qui commence lentement par un tout petit souffle de violon : La fragilité du violon est toujours ténue au début du jour et se renforce peu à peu. C’est le violon qui plane sur l’abîme ? Genèse 1.
Cela tient-il à votre difficulté à commencer la journée ( êtes-vous insomniaque ?) ou simplement à l’observation de la lumière qui ouvre peu à peu le jour pour nous disposer à le cueillir, l’investir, y jouer notre part ?
Faut-il voir dans ce semainier- week-off- cette improvisation, une recréation ou une réparation du monde ?
Jour 1: Du chaos à l’ordre (Gn 1,2-5)la lumière : “Elohims créait les ciels et la terre/et la terre était tohu bohu une ténèbre sur les faces de l’abîme/mais le souffle d’Elohims planait sur la face des eaux. /Elohîms dit une lumière sera/et c’est une lumière/Et Elohîms voit la lumière quel bien!/Elohim sépare la lumière de la ténèbre/Elohîms crie à la lumière ” Jour”/A la ténèbre, il avait crié “Nuit”et c’est un soir , c’est un matin: jour un”/jour 2: En haut et en bas (Gn 1,6-8): les eaux/jour 3 : Au sec (Gn 1,9-13): les arbres /jour 4: Lampadaires et chronomètres (Gn 1,14-19) jour/ nuit/jour 5: les animaux/jour 6 : les hommes /jour 7: repos Gn 2,1-3)
De WEEK off au dernier départ : la poésie et la musique comme élan.
Dans un petit texte qu’il consacre à la musique, le poète Henri Michaux rappelle l’énergie et l’élan que donne la musique dans les situations les plus closes et désespérées, contradictoires et irrationnelles. Un certain phénomène qu’on appelle musique 1958, Henri Michaux.
“Musique.
Art qui n’a pas à appréhender les contradictions du dehors, qu’on ne remet pas en face d’autres réalités que la musicale.
Art des désirs, non des réalisations.
Art des générosités, non des engagements.
Art des horizons et de l’expansion, non des enclos.
Art dont le message partout ailleurs serait utopie.
Art de l’élan.
Ni l’amour n’est primordial, ni la haine, mais l’élan (comme est le jeu de l’enfant dans les vagues et le sable).
L’élan est primordial, qui est à la fois appétit, lutte, désir. Musique, dit cet élan qui ne différencie pas, qui ne se proclame pas amour sur lequel on le mettrait en défaut plus tard, en état d’inconséquence, l’obligeant à la violence, opposition, agressivité. (...)
Musique, art des sources, art qui fait rester dans l’élan.”
Quelle est cette énergie que vous cherchez à déployer dans le rythme de cette semaine où chaque jour est différent - dans son commencement, son milieu et sa fin ?
Qu’est-ce qui dans la reprise fait nouveauté ?
Ce tempo de la musique répond-il au besoin de repères temporels ?
A une chronologie? Ce décompte des jours propre à tous ceux qui partent - un jour, une semaine, un an - ce décompte que nous faisons à partir d’une date première – offre-t-il la possibilité de donner un rythme quand toute vie s’arrête, est sens dessus-dessous ?
Visiblement, vous êtes un musicien inclassable : vous jouez avec ceux et celles que vous rencontrez : vos ensemble se font, se défont mais c’est toujours l’élan de la musique que vous célébrez. En quoi la composition musicale est-elle, pour vous, résistance énergique à la mort, au culte de la mort, au nihilisme de l’extermination idéologique brutale ?
Peut-être seriez-vous d’accord, pour finir l’émission, de dire dans votre langue un des poèmes de votre père extrait toujours plus loin dans les neiges, 2006
Bouleau à midi
dans l’ardeur du midi
soudain
isolé
fortement
le bouleau—
éclatant—comme quelque Evangile :
(autosuffisant—ne dérangeant
personne)--
S’ouvrant—constamment :
se feuilletant d’un bout à l’autre :
tout— “en Dieu”)
Encore à propos d’une forêt
De cette menue forêt,
Pour longtemps,
Serait-ce à jamais,
ont disparu les champignons.
Cela s’est fait peu à peu,
en une trentaine d’années
et aujourd’hui, quand j’essaie de me remémorer,
leur disparition, leur “départ”
cela me semble être un tout,
en quelque sorte le glissement vers le silence
d’un seul et même orchestre qui s’éternise,
d’un choeur sans fin.
André Markowicz, votre ami, mais aussi l’ami de votre père, qu’il a rencontré en 1988 juste après son voyage en Hongrie, premier voyage qu’il faisait hors URSS après avoir vécu très simplement, exclu de l’université, parle de la poésie de votre père en quelques mots de reconnaissance.
Ces mots, on pourrait les appliquer aussi à votre album week-off tant ils disent exactement la présence au monde et à soi que suscite votre musique, suivant ce que nous pourrions appeler “nos trajets intérieurs” : tantôt c’est votre violon qui engage la mélodie et assure le thème dans une sorte d’hésitation qui plane au-dessus du reste (la lente entrée dans le lundi avec quelques notes du même thème au piano, comme pour soutenir la fragilité apparente du violon), tantôt c’est le piano et la contrebasse ( vendredi) qui introduisent le thème sur lequel vous tirez le fil, de sorte que jouant chacun sa partition, la clarté et le rythme du piano assurent comme la virtuosité et la fermeté du violon.
“Ces poèmes pour l’oreille russe étaient souvent étranges. Ils ne correspondaient à rien de ce que je connaissais. Pourtant sitôt que je les lisais à haute voix, ils étaient aveuglants d’évidence. Aériens, tragiques, portés par une acuité étonnante de la présence au monde, aux paysages, aux plantes, aux fleurs. Un monde du sommeil et un monde de l’enfance : personne, me semble-t-il, n’a écrit des textes qu’on pourrait croire écrits par un être sans âge, à la fois père, grand-père et petite fille. Des poèmes tellement fragiles, qu’ils sont plus forts que tout, de cette force dostoïevskienne, ontologiquement sans défense devant qui veut lui faire du mal et donc indestructible.” Le dernier départ, postface d’A.Markowicz, Guennadi Aïgui, Mesures, 2019
Les conseils de lecture et d’écoute de Dialogues
-Sur les plateformes d’écoute : Alexei Aïgui :
week-off, 2023
palimpsest,2021
musica desolata, 2021
Guennadi Aïgui Le dernier départ, traduction et postface A.Markowicz, mesures 2021
Guennadi Aïgui, toujours plus autrement sur terre, traduit du russe par Clara Calvet et Christian Lafont, préface d’Olga Sedakova, Atelier de l’Agneau, 2021, coll. transfert, 128 p
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