Dialogues # 30 mars 2024 - épisode 2 - Dois-je être ce que je deviens ? Assumer la solitude de l’impartageable.
Episode 2 - Dois-je être ce que je deviens ? Assumer la solitude de l’impartageable.
Invité : Emmanuel Falque, professeur de philosophie à l’Institut Catholique de Paris.
Animatrices : Isabelle Raviolo et Christine Bessi
Technique : Enrico Mastrogiovanni
Tableau de couverture : Kateryna Kosianenko, fleurs et musique 2018, Ukraine.
Nous prions M. Falque et Mme Raviolo, nos auditeurs et auditrices, de nous excuser pour la transformation de la voix de M. Falque et de Mme Raviolo dans l’enregistrement de l’interview réalisée en décembre 2023 à l’ICP et entendu en direct à la radio. Cette modification sonore par la machine a écrasé la fin des phrases et donne un accent anglais (!) à certaines intonations. Cette modification, si elle modifie malheureusement la singulière et printanière vitalité de la voix de notre invité et si elle a permis de ménager un meilleur son global, sans écho a complètement modifié le timbre et même la possibilité de compréhension de certains mots. Nous avons choisi sur le podcast de ménager un son original (médiocre) car la voix est comprise dans le monde, dans l'espace de son écho mais fidèle à son porte voix. Ceci aura le mérite de faire réfléchir aux possibles altérations et modifications d’une voix humaine (par définition unique et singulière), aux impressions qu’elle imprime dans la mémoire et consécutivement, au respect du droit que nous lui devons. (Celle, altérée aussi, de C. Bessi se remettait doucement d’une extinction de voix, maladie chronique et professionnelle de ceux et celles dont le métier (le royaume) est la parole.) (P. Ricoeur)
Lectures de l’émission
-Lecture par Yaovi Kokouvi, professeur d’anglais au lycée Saint-Erembert de Saint-Germain-en-Laye
Daffodils - William Wordworth (1770-1850)
I wandered lonely as a cloud
That floats on high o'er vales and hills,
When all at once I saw a crowd,
A host, of golden daffodils;
Beside the lake, beneath the trees,
Fluttering and dancing in the breeze.
Continuous as the stars that shine
And twinkle on the milky way,
They stretched in never-ending line
Along the margin of a bay:
Ten thousand saw I at a glance,
Tossing their heads in sprightly dance.
The waves beside them danced; but they
Out-did the sparkling waves in glee:
A poet could not but be gay,
In such a jocund company:
I gazed—and gazed—but little thought
What wealth the show to me had brought:
For oft, when on my couch I lie
In vacant or in pensive mood,
They flash upon that inward eye
Which is the bliss of solitude;
And then my heart with pleasure fills,
And dances with the daffodils.
2) Lecture par I. Raviolo de Rainer Maria Rilke, extrait de "Lettres à un jeune poète", 1903-1908. Éditions Gallimard La Pléiade 1993, Traduction de Claude David.
Nous sommes solitaires. On peut s'illusionner à ce sujet et faire comme s'il n'en était rien, c'est tout. Mais il est bien préférable de comprendre que nous le sommes et même de tout faire pour partir de là. Il pourra alors évidemment se faire que nous soyons pris de vertige ; car tous les points sur lesquels notre regard se posait d'ordinaire nous sont retirés ; il n'y a plus rien de proche et le lointain recule jusqu'à l'infini. Quiconque, sortant de sa chambre, serait transporté sans préparation et sans transition au sommet d'une haute montagne devrait éprouver un sentiment semblable: une insécurité sans pareille, le sentiment d'être entièrement livré à des forces anonymes, le mènerait presque au bord de l'anéantissement. Il penserait tomber dans l'espace ou y être projeté comme avec une fronde ou éclater en mille morceaux : quel gigantesque mensonge son cerveau ne devrait-il pas inventer pour rejoindre l'état où se trouveraient ses sens et y apporter quelque clarté. C'est ainsi que se transforment, pour celui qui devient solitaire, toutes les distances, toutes les dimensions ; parmi ces changements il en est de soudains et, comme pour cet homme au sommet de la montagne, naissent alors des imaginations insolites, des sensations étranges, qui semblent dépasser le supportable. Mais il est nécessaire de vivre cela également. Nous devons assumer notre existence aussi loin qu'il est possible ; il faut que tout y soit possible, même ce qui paraît inouï. C'est au fond le seul courage qu'on attend de nous : le courage d'être ouvert à ce qui peut nous arriver de plus bizarre, de plus étonnant, de moins explicable. C'est la lâcheté des hommes en ce domaine qui a fait subir à la vie les plus grands dommages ; les expériences vécues qu'on dénomme " apparitions ", ce qu'on appelle "le monde des esprits", la mort, toutes ces choses qui nous sont si étroitement apparentées, ont été à ce point écartées de la vie par le refus que nous leur opposons journellement que les sens qui nous permettraient de les saisir se sont atrophiés. Pour ne rien dire de Dieu. Mais la peur de l'inexplicable n'a pas seulement appauvri l'existence de l'individu, elle a aussi limité les relations entre les êtres, en les retirant, en quelque sorte, du fleuve des possibilités infinies pour les déposer sur un coin du rivage en jachère, ou rien ne se passe. Car ce n'est pas seulement l'indolence qui rend les rapports humains si indiciblement monotones et qui les fait se répéter sans changement d'un cas à un autre, c'est la peur de quelque expérience nouvelle et imprévisible, qu'on ne se croit pas capable d'affronter. Mais seul celui qui est préparé à tout ce qui n'exclut rien, pas même les événements les plus énigmatiques, vivra la relation à autrui comme quelque chose de vivant et sera capable d'épuiser toutes les ressources de sa propre existence. Car, en comparant cette expérience de l'individu à un espace plus ou moins grand, il apparaît que la plupart ne connaissent jamais qu'un recoin du leur, une place près de la fenêtre, une étroite bande pour aller et venir. Ils acquièrent ainsi une certaine sécurité. Et, pourtant, la dangereuse insécurité qui pousse les prisonniers dans les récits d'Edgar Poe à reconnaître à tâtons les contours de leur épouvantable prison et à ne pas ignorer les terreurs de leur captivité est tellement plus humaine. Mais nous ne sommes pas prisonniers. On n'a tendu autour de nous ni trappe ni nœud coulant et il n'existe rien qui doive provoquer en nous angoisse ou tourment. On nous a placés dans la vie comme dans l'élément auquel nous correspondons le mieux et une adaptation millénaire nous a en outre rendus si semblables à cette vie que, pourvu que nous restions immobiles, nous sommes, grâce à un heureux mimétisme, à peine discernables de tout ce qui nous entoure. Nous n'avons aucune raison de nous méfier de notre monde, car il ne nous est pas hostile. S'il recèle des frayeurs, c'est que ce sont nos propres frayeurs; s'il a des abîmes, ces abîmes nous appartiennent et, s'il y a des périls, nous devons essayer de les aimer. Et pourvu que nous organisions notre vie selon ce principe qui nous conseille de nous en tenir toujours au plus difficile, ce qui nous apparaît encore aujourd'hui comme le plus étranger deviendra notre élément le plus intime et le plus fidèle. Comment pourrions-nous oublier ces vieux mythes qu'on trouve à l'origine de tous les peuples, les mythes des dragons qui, à l'ultime instant, se changent en princesses ? Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent seulement de nous trouver un jour vaillant et beaux. Peut-être tous ces êtres qui nous épouvantent ne sont-ils au fond que des êtres dans le désarroi, qui attendent que nous leur portions secours."
Voir aussi- Laurent Jenny, sur l’instant, Verdier avril 2024 (à paraître)
Wordsworth appelle « spots of time » les instants, principalement situés dans notre première enfance, qui apparaissent « dotés d’un relief particulier » et qui renferment un pouvoir de « fructification » imaginative.
Ainsi : une lande où il erre enfant après avoir perdu son compagnon de cheval, une butte de gazon élevée à la place d’un gibet où a été mis à mort un homme, une mare dénudée, une tour de guet solitaire, une femme aux vêtements froissés luttant pas à pas contre le vent en portant une cruche sur la tête...
Limaille d’images disparates et dépourvues de sens, aimantées dans son cas par un affect de détresse, où elles viennent se condenser, s’agglomérer en instant-souvenir. Mais l’instant-souvenir n’est pas clos. Du fait de son intensité, il peut se rouvrir, s’enrichir de chaînes associatives, poursuivre sa force d’aimantation... C’est pourquoi la mémoire n’est pas fixe, même si les mêmes souvenirs reviennent, leurs prolongements sont toujours divers, imprévisibles, renouvelables.
Musiques de l’émission
Cranberries, Daffodils lament, extrait de l’album “No need to argue”, 1994.
Mariana Montalvo,India song, extrait de Cantos de Alma, 2000
Télécharger le podcast
DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h