DIALOGUES# 31 janvier 2025-Une lecture du film de Raoul Peck, Ernest Cole suivie d’un entretien avec le compositeur Alexei Aïgui.

Une lecture du film de Raoul Peck, Ernest Cole suivie d’un entretien avec le compositeur Alexei Aïgui.
Image: Escalier du Zeitz mocaa, 04/2024, Cape town, © C.Bessi, (anciens silos à grains datant de 1921).
Musique: Hilton Shilder, birsigstrasse 90,album Rebirth, 2015
- On se souvient du Searching for sugar man (2012) de Malik Bendjelloul et du Buena vista social club (1996) de Wim Wenders, on se souviendra d'Ernest Cole, photographe (2024) de Raoul Peck.
Ce film que l’on classe hâtivement parmi les films documentaires va bien au-delà de la simple documentation fouillée et rigoureuse sur la vie et l'œuvre d'un photographe. Il s’agit bien de cinéma, d’un film palimpseste qui semble réécrire l’histoire sur la vieille histoire, à la mesure de la nouvelle récolte de témoignages sur la vie de ce photographe, à la lumière, surtout, des dernières découvertes des inédits de son œuvre (en 2017) et de son écho dans le présent de l’histoire, qui lui confère davantage de sens et de puissance d’évocation.
En effet, R.Peck n’est pas le premier à rendre hommage au travail du photographe E.Cole puisque le photographe d'origine allemande Jürgen Shaderberg (1931-2020), directeur artistique de l’agence de photographie sud-africaine drum pour laquelle a brièvement travaillé Cole- comme ses collègues Bob Gosani et Peter Maguban- (on sait combien les exilés juifs lituaniens puis allemands ont pris une part active dans la lutte politique, artistique et intellectuelle contre l’apartheid en Afrique du Sud) le fait dans un film datant de 2006, au format beaucoup plus court, en donnant la parole à la mère, la sœur de Cole et à ses amis sud-africains. Si le film (en anglais) de Shaderberg (mêlant déjà le jazz, les images et vidéos d'archives, les témoignages et les photographies de Cole, de sa famille et ses amis) fait preuve de gratitude et donne sa mesure au travail de l'artiste en l'inscrivant dans une filiation tout en soulignant l'impertinence du regard de Cole, celui de Peck se refuse au paternalisme et redonne au “je” de l'artiste toute sa puissance de révolte et d'émancipation, dans un élan, un rythme et une profusion (celle de la musique et des images) qui interpellent sans cesse et subjectivement tout un chacun.
Finalement, ce qu'un des témoins du film de Shaderberg voit en Cole-un travailleur acharné ne se refusant pas à l'ascèse et en ce sens, chercheur d'absolu- est comme amplifié et démultiplié ici, dans le film de Peck. Celui-ci donne aux images le son non d’une épopée mais d’une véritable chevauchée fantastique où se répondent, de différents coins du monde et du pays, les voix des exilés et des exclus. Un bon film est un film que l'on veut revoir, comme une bonne musique est une musique que l’on réécoute en boucle car on sait, intuitivement, ce qu'ils touchent et relancent en nous : Ernest Cole, le photographe réveille et donne de l’élan tant dans le vertige d'une vie qu'il invite à embrasser que dans le souci d'y retrouver sinon un centre de gravité du moins un point d'équilibre, une oreille interne et intèrieure.
Encore à l’affiche à Paris, et si vite parti en province où il faut tenir son calendrier des programmations quand on ne veut rien perdre ni manquer (il a été projeté à sa sortie à peine 3 semaines au Mélies de Pau-on peut le voir à nouveau après une interruption( le bouche à oreille a fait son office)- il a tourné à l’Atalante de Bayonne et a eu quelques dates dans les cinémas d’art et d’essai des petites villes de Mauléon, d’Orthez et de Peyrehorade; il importe de prendre date car il ne faut pas se priver de cette ressource pour continuer où que l’on soit, l’action et la création.
- 1. E. Cole, une photographie de résistance: ni art pour l’art, ni art engagé.
Le photographe Ernest Cole a marqué l’histoire en dévoilant la brutalité de l’apartheid à travers son livre de 1967, censuré en Afrique du Sud, House of Bondage ( la maison de servitude). Le film de R.Peck-non content de lui rendre témoignage et hommage -semble être d'abord et plus largement- une invitation à reconnaître le travail ordinaire de ces photographes documentaires, tout autant artistes que techniciens et témoins de visu, parce que vivant en situation d'oppression et de marge, qui puisent “à la matière première de l'indignation”(Primo Levi, cité par J. Rabachou dans la présentation des apprentissages de l'exil de C. Pereda).
On sent bien, du reste, combien le de visu importe à Cole, comme le regard caméra importe au cinéaste R.Peck, pour percer et approcher son objet, tant ils aiment à surprendre, à attendre et capturer le regard de leurs sujets et modèles-face caméra-, redoublant ainsi la force de l’objectivité et la responsabilité commune de ce qui est montré pour le spectateur (tu), le photographe(je) et le modèle (tu), comme liés tous ensemble dans l'intrication de leurs regards (video).
Ensuite et davantage encore, le film de Peck constitue une traversée du sensible, que le philosophe d'origine uruguayenne Carlos Pereda, lui-même longtemps exilé et étudiant en Europe (en Allemagne d'abord, comme R.Peck) puis au Mexique, nomme “l'apprentissage de l'exil”: celui d'un déracinement et d'une perte, d'une résistance et d'une orée, d'une “transplantation “dont la poésie (ici le film) par son méta-témoignage ouvre le seuil d’une parole vraiment singulière à “l'animal humain” traqué et pris pour cible, jusque dans l'exil.
Le photographe David Goldblatt-de 10 ans son aîné- disait de Cole qu'il avait changé non seulement de nom en le simplifiant et l'arrachant à son origine ethnique : Kole (Ernest Levi Tsoloane Kole) /Cole, mais aussi changé d'assignation raciale sous le régime de l'apartheid passant de black à colored. Cette onomastique du nom propre, est en elle-même signe d'un refus de l'assignation à une couleur et une race. Elle dit tout à la fois l'expérience totale de l’émancipation d'un homme qui inscrit et grave dans son nom, son combat culturel pour l'art et la liberté et, conséquemment, son refus radical de l'anéantissement et de l'assignation à une essence. (ni art pour l’art, ni art engagé mais art de résistance (Voir la distinction reprise par J. Desplat-Roger dans Adorno Pharmakon in le jazz en respect, essai sur une déroute philosophique, edition MF, 2022 dans l’analyse précise du chapitre sur l’engagement extrait des notes sur la littérature de T. Adorno “L’art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister , pour la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine”)
Le film propose ainsi, à l’aune des découvertes de l’oeuvre immense de ce photographe, le récit de la vie d’un homme resté sud-africain quoique exilé et mort aux États-Unis: l’histoire d’une identité mêlée et morcelée, profondément singulière (américaine-africaine si l’on en croit le choix de l’interprétation de l’hymne à la liberté- remède à la brutalité des temps, des mots et des gestes d’un discours outre-Atlantique- le God bless America interprété par le Kenyan, J-S Ondara qui signe le refus d’abdiquer de son rêve de liberté) mais aussi la condition universelle des exilés, qui trouvent dans l'art et dans le partage des images et de la musique (ici, c'est d'abord le jazz sud-africain qui rythme et donne l'élan à la parole de Cole), le moyen de résistance à la violence de l'exil et la fidélité au pays d’origine.
- 2.Lost and found
La poésie de ce film tient précisément au choix des musiques qui ponctuent la conviction et l'espérance de Cole ( “Un jour, l’Afrique du sud sera libre”): une espèce d'effervescence et d’appel à créer, à jouer et photographier, à se saisir de la vie présente dans l’écart- l’à-côté et la marge, la dissimulation et la cachette, qui animent toute vie de photographe furtif, d'observateur de l'intérieur puis d’exilé.
De ce point de vue, c’est la voix off de Peck qui, d’une certaine façon, chante la basse du blues; on ne s’étonne pas que ce film suscite des larmes, non d’apitoiement et de commisération sur la fin de la vie de Cole mais de nostalgie et de tendresse, de conscience de la séparation de son origine et de la dé-coïncidence que produit inévitablement l’exil. Cette voix qui établit la trame du récit, celle de R. Peck lui-même-qui la pratique régulièrement dans ses films- assoit une forme d'objectivité et de sincérité pour le témoin, donnant “sa couleur aux mots-maux” (Frege) de l'exil et de l'exposition à la violence de l'isolement. Retrouvant la définition que Jacques Réda donne du blues, dans l’improviste, une lecture du jazz, Peck chante la conscience de la séparation de l’exilé et l’être scindé qu’il devient à mesure qu’il n’est, et ne reste, ni d’ici ni d’ailleurs ie “étranger partout”:“Le blues ne chante donc ni la terre étrangère qui le supporte, où il s’est éveillé en même temps que l’oubli des origines, ni l’espérance d’aucun salut, mais l’intervalle désert de la séparation . (…)Chanter la séparation, ne peut pas l’abolir, ne le veut pas et peut être en un certain point pactise déplorablement avec elle?”
C’est pourquoi cette rétrospective donne heureusement et largement accès, ici, grâce à l’art populaire du cinéma, aux liens profonds qui lient l’image et le son, qui font de la musique de ce film “ un art des sons ” particulier et irrémédiablement attaché aux images; ici, le paysage mental et la tonalité propre du jazz sud-africain, une forme de climatologie mentale tellurique, au carrefour des océans et des vents, des vastes espaces et de l’immensité du ciel laissent souvent place à un détachement particulier, tel qu’on l’entend dans le Soweto d’Abdullah Ibrahim (que cite Peck à la fin du film et dont on regrette peut-être son absence dans la bande son, mais encore faut-il choisir et par là, renoncer à tout dire et montrer), à un humour et un sourire qui sortent toujours victorieux de l’oppression.
Le problème consiste précisément à ne pas écraser ou soumettre l’image au son mais de lui faire une place, de l’inviter et lui rendre l’hospitalité à telle enseigne que la musique n’exprime pas davantage que l’image elle-même et qu’en un sens, elles s'épousent sans se nier l’une l’autre ou se subsumer. En ce sens, comme le dit le philosophe F.Wolf dans Pourquoi la musique?, le jazz qui “plus que toute autre musique est créateur de climats singuliers et exprime rarement des émotions” a pour fonction ici d'exprimer une sorte de culture nomade, de donner une cohérence et une syntaxe en plusieurs sonorités du récit lapidaire de la vie de Cole contenu dans son oeuvre.
L’écriture de la lumière de Cole (la photo-graphie)-et c’est assez dire que la lumière sud-africaine ECRIT- rend ici tout son spectre en ne cédant jamais complètement au gris de la nostalgie ou au blues mais insuffle le plus souvent un mouvement et une énergie qui font du photographe un témoin privilégié et un penseur en images , celui qui “met en images ce qu’ils sait et pense de l’objet devant son appareil photo”, Documentary approach to photography, 1938. B. Newhall.
C’est cette même lumière-au sens aussi d’une raison ou d’un trésor qui sommeille dans l'obscurité-qui donne au film sinon son ironie du moins sa métaphore ou sa parabole (Evangile de Luc 15/ la drachme et la brebis perdue). On apprend que Cole comme beaucoup de photographes talentueux, commence-très jeune et à l’adolescence- à photographier les évènements familiaux ou communautaires grâce au cadeau d'un appareil photo offert par un prêtre, appareil qui devient le moyen de production et d'émancipation, fournissant le matériau documentaire retrouvé bien plus tard dans un coffre-fort.
On peut s’interroger alors sur l’alternative posée par le titre de la musique composée par Aigui- lost and Found-? Et quelle dramaturgie propre les violons d’Aïgui inscrivent-ils dans la bande originale? Que perdent et trouvent ceux et celles qui partent ? Qu’est-ce qui est perdu dans le film? Les négatifs et les bobines? Le travail et les traces d’une vie? Le pays natal? L’espoir d’y revenir? Et, a contrario, qu’est-ce qui est retrouvé? L’histoire et la chronologie? Le rythme battant d’une vie -séquencée pour la postérité- qui n'attend donc pas du présent ni son titre, ni sa gloriole? Une explication et un ordre des raisons? Ou le sens même de l’énigme d’une vie humble en exil, apparemment éparpillée et parsemée, esseulée mais retrouvée et bien rangée, là où ne l'attendait plus: dans un carton mystérieux et scellé. Qu’une banque suédoise soit assimilée à un service des objets trouvés tandis que l’artiste lui-même a terminé sa vie dans la plus grande précarité donne sinon son épilogue du moins le sens mystérieux de l’ouverture et des perspectives à celui (historien ou poète) à qui importe un travail d'archive (nécessitant parfois le temps long de l’histoire pour en mesurer la portée.) De cette histoire du photographe sud-africain, on ressort quoiqu’il en soit, comme torpillé puis relevé, non seulement pour l’exigence de l'action mais d’abord, pour le souci de lucidité et de vérité qui la fondent. Ce n'est pas tellement la biographie à trous et à silences qui fait le drame ou le “thriller” de ce film mais plutôt l’énergie immense, puisée loin à l’origine des mots et du langage de l’image ou de la symphonie des voix qui lui livrent passage.
De ce point de vue, l'ajustement parfait de la BO donne à ce film sinon une mission du moins un envoi pour lutter pour davantage de droits pour les déplacés et les réfugiés (le cri du Milele de Myriam Makeba interroge en profondeur les images de la violence de l’apartheid (la destruction des maisons des townships-les relogements-les arrestations quotidiennes) et ses révoltes tout autant que la résistance des vies qui continuent de faire la fête, de rire et de désobéir (la dédicace mythique du saxophone du mankuku quartet redonne sa frénésie au désir de vivre) et par là, au shooting de photo de Cole. Ainsi, tandis que la symphonie tranchante des violons d’Aïgui redonne leur singularité-aux visages de la foule et des passants qui s’entassent dans les transports en commun, ce sont les regards et les sourires qui disent dans tant de photos, l'attention humaniste de Cole.
Dans le choix des correspondances et des échos d’images, dans l’interprétation de quelques photographies singulières par Peck lui-même (Police swoop par exemple) surgit le sens mais surtout l’énergie propre du film: son mouvement (son élan et son interruption), les couleurs et tonalités qui libèrent, tandis que les photos défilent à l'écran, suscitant en désordre toutes sortes d'émotions(colère, peur, terreur, stupéfaction, dérision, humour, tendresse, joie, exaltation,exubérante, tristesse et désespoir)
- 3. Un film testament ou un pamphlet civil?
Ce film s'apparente sinon à un testament du moins à ce que le philosophe C. Pereda appelle de ses voeux pour transfigurer la violence vécue dans l’exil: une proclamation (notification publique pour qu’une affaire importante soit connue de tous et de toutes) puis une exorcisation(une façon d’agir avec des paroles auxquelles on attribue des vertus prodigieuses). Dans sa dynamique propre, il répond aux exigences que le philosophe donne en réponse à la raison arrogante : porter un discours énergique, polémique et provocateur sur la réalité de l'exil: les attentes déçues, la honte, l’impossible indifférence , les amitiés, les éclaircies et échappatoires, les coups de théâtre. On ne s’étonnera pas que la musique composée par A.Aïgui, lui-même exilé de Russie dans la Drôme, fasse aussi écho aux mots du poète résistant pendant la guerre dans la Drôme, René Char dit capitaine Alexandre rappelant dans les feuillets d’Hypnos: “Notre héritage n'est précédé d'aucun testament”. L'exilé au même titre que le résistant ne se sent-il pas menacé sans cesse d'annihilation et d'oubli ? Oubli de lui-même ou de ceux et celles, amis et alliés qu'il a laissés ou qui sont comme lui, et partout, éparpillés ? En un sens, nul ne le connaît, ni le reconnaît sinon celui qui partage la même étrangeté.
Ainsi, contre un monde où règne “la morale des enracinés”, il reste à penser “l'éthique des déracinés”. Ce que Pereda, à la suite du poète espagnol exilé au Mexique, Cernuda, (“Je suis espagnol sans désir /Qui vit comme il peut loin de son pays“) appelle un“cosmopilitisme négatif”, consiste ainsi à ne pas se laisser écraser par la nostalgie et de retrouver simplement là où il est le désir de créer. “Ce que l'esprit de l'homme a conquis pour l'esprit de l’homme” reste ainsi la force de la transmission, du “patrimoine et de l'héritage du monde à venir.”
A la tendresse de l’objectif de Cole sur les sourires des nourrices des blancs, celle des couples de Harlem ou de ces familles du sud des Etats-Unis répond à la fois l’insolite et l’humour mais aussi la force de l'indignation (pensons à la séquence impressionnante sur les mines et à ces photos qui disent la violence de l'humiliation raciale et économique au coeur même des lieux de l'opression des travailleurs déplacés et émigrés en Afrique du sud ou alors aux exilés dans leur propre pays que sont ces hommes et ces femmes perdus, avec quelques livres éventrés, en plein désert du Karoo, dans l’isolement le plus complet). Pendant presque 2 heures, se répondent en musique et en images le grotesque et le grossier, l’élégance luxueuse et le dénuement, les nomenclatures et les codes, les gestes de bonté ou de mépris et de haine, les dénonciations et les colères d’un monde réduit au noir et blanc, aux “eux” et au “nous”, où la haine et la violence raciales triomphent par le système politique et économique qui les pense scrupuleusement et simultanément.
En ce sens, le film de Peck constitue un véritable travail poétique et un méta-témoignage. Qu'est-ce qu'un méta-témoignage ? C'est un objet fabriqué et construit: “une parole en décalage, multiforme” et voudra-t-on dire symphonique par le nombre de voix qu'elle convoque et embrasse. Pereda voit dans le poème, ce témoignage atypique qui n'est ni “une confession spontanée, ni des mémoires, ni des récits de vies transcrite, ni des entretiens ou des documentaires cinématographiques.”C'est bien ce que donne à voir et entendre ce film qui va bien au-delà d'un documentaire cinématographique en ce qu’il retrouve le style propre et le ton d’E. Cole dans son texte house of bondage. Il retrouve ainsi le programme que le philosophe Pereda se fixe dans son étude de cet objet qu'est l'exil. Il s'agirait comme y invite Julien Rabachou dans sa préface aux apprentissages de l'exil de renouer avec une “pensée et une culture nomade”(on entend ici et en écho, à l'invitation énergique de la guitare dans un des morceaux d'A.Aïgui, triorio extrait de palimpseste dirigé par Maxime Novikov et l’on ne s’étonne pas que la BO du film de Peck mêle le blues et la folk américaine, le jazz et free jazz sud-africain, la musique classique pour mettre en mouvement la foule bigarrée de la photographie de Cole) et de tirer trois leçons (épistémologique, morale et politique, métaphysique) de l'expérience de l'exil.
Il s'agira ainsi d'abord:
-d’ ”apprendre de ce malheur qu'est l'exil, une sagesse à son propos au delà de la commisération que nous pouvons éprouver envers les exilés”
-d'apprendre que les hôtes sont responsables des occasions qu'ils donnent à la parole ou au silence de l'exilé.
-et enfin d'apprendre que “quiconque”-"quidam" peut se définir comme personne avec une dignité, en fonction de la définition et de la place qu'il fixe aux exilés.
Questions à Alexei Aïgui- le 29 janvier 2025
1) Vous travaillez avec Raoul Peck depuis longtemps (Exterminez toutes ces brutes, I’m not your negro, le jeune Karl Marx). Où prend racine votre compagnonnage et le désir de créer ensemble? Où et quand vous êtes-vous rencontrés?
On s’est rencontrés en 2008. Raoul était en plein tournage de la série « L’école du pouvoir ». Il voulait rencontrer quelqu’un de nouveau, je pense que c’est Pascal Bonitzer avec qui j’ai travaillé précédemment qui lui a proposé ma candidature. On a parlé quelques minutes et j’ai dit que j’allais essayer d’écrire “quelque chose”.
2) Pourquoi ce film en particulier, vous semble être une évocation essentielle et vitale de l'amitié entre les exilés ?
Raoul Peck vit en exil depuis son enfance donc il sait bien de quoi il parle; moi, on peut dire que je suis en exil aussi depuis un certain temps. En ce moment, le monde est plein d’exilés de tous les pays, c’est terrible, on doit se tenir ensemble, si c’est possible.
3)On pense à l’histoire des images dans laquelle s’inscrivent les photographes en apprenant la passion que Cole avait pour l’ensemble de série de photos de Moscou de Cartier-Bresson. Ce photographe fut le premier à entrer en Union soviétique et à documenter le réel. La série de photos de voyage du Suisse Gianadda en 1957 ou celles de Capa s’inscrivent dans ce même effort de création et d’observation vitale de ce qui nous est inconnu et étranger. Quelle est la force particulière de la photo de Moscou de Cartier-Bresson qui a inspiré la photographie d’Ernest Cole et qu’évoque-t-elle pour vous?
Je pense que pour le public de l’ouest la force de ses photos était de montrer un autre monde, de voir qu’il existe des visages si différents. On voit à travers ces photos cette énergie d’une autre société. Pour moi, ce regard extérieur sur la vie des soviétiques était intéressant, on voit à son tour les choses différemment.
4) Vous êtes sensible aux images et dites travailler et composer à partir d’elles. Travailler sur un photographe est l’occasion rêvée pour créer et retracer une histoire musicale. Certaines photos d’Ernest Cole ont-elles suscité une inspiration particulière? Gardez-vous la mémoire précise d’une série de photos et des musiques que vous lui associez ?
J’ai terminé mon travail il y a plus d’un an déjà. Oui, certaines photos m’ont bien inspiré, surtout sur la vie quotidienne des nourrices avec des enfants. C’était compliqué et intéressant de faire la musique entre des photos assez cruelles et les photos des enfants heureux.
5) A quelle source musicale ces photos vous ont-elles ramené ?
Je travaille de manière assez instinctive, je réfléchis pas trop, mais j’écoute toute la musique, tous les bruits dans les cadrages, autour de la scène et dans la scène du film.
6)Vous avez vous-même appris la musique au conservatoire Tchaikovsky de Moscou et vous avez choisi le compositeur russe le plus populaire-Tchaikovsky-et un extrait fameux de Casse-Noisette pour accompagner les photos de cette nourrice noire promenant le caniche fraîchement toiletté de sa maîtresse. Ce choix musical produit inévitablement un effet comique. Pourquoi avoir voulu cet intermède précisément et sur cette série de photos-là, en particulier? Est-ce par choix d’u regard détaché et ironique sur la violence de l'humiliation, et en cela retrouver le regard impertinent de Cole?
Là, ce n’est pas moi qui ai choisi cette musique, c’est Raoul et Alexandra Strauss la monteuse du film. Je trouve qu’elle est très efficace, cette musique de Tchaikovsky.
7) Avez-vous senti le besoin de vous replonger dans certains films russes ou américains pourécrire la musique de celui-ci? Et si oui, lesquels?
Non, je regarde rarement des films pour avoir une inspiration quand je travaille sur un film.
8) Comment avez-vous choisi l’ensemble des compositeurs de jazz sud-africains? Etait-ce en concertation avec R. Peck? Y avait-il des impératifs pour vous et pour lui, et si oui, pour quelles raisons?
Ça aussi, c’était le choix de Raoul et Alexandra. Mais Raoul voulait avoir pas mal de musiques Sud-Africaines pour donner le ton au film.
9) Vous mêlez à part égale des compositeurs et interprètes de jazz sud-africains contemporains, d’autres acteurs et chanteurs et chanteuse de la lutte contre l’apartheid (plusieurs musiques de résistance des Malombo Jazz Makers qui ont accompagné S. Biko dans sa lutte politique), tous contemporains de Cole, la plupart exilés, puis une reprise de Cry freedom et vous remontez aux origines du jazz avec Duke Ellington tout en faisant des incursions dans la folk du Kenyan Américain JS Ondara. Qu’est-ce qui a déterminé le choix et l’ordre de passage de ces compositeurs en particulier? ( leurs nombres- Les collectifs et les ensembles- les duos)
Encore une fois, c’est le choix de Raoul.
10) Vous nous aviez dit lors de votre première émission pour Aligre FM que vous n’étiez pas un musicien de jazz et que vous préfériez votre violon au saxophone, est-ce que le travail sur ce film vous a donné envie de créer avec des ensembles de jazz? Quels sont vos compositeurs de jazz préférés et ceux que vous avez découverts en travaillant sur ce film?
Je reste assez loin de jazz, mais quand il faut je plonge dedans et j’essaye de faire quelque chose qui marche pour les images; dans la vie, je joue un peu avec des musiciens de jazz mais je ne connais pas bien cette musique malheureusement. On ne peut pas tout savoir. J’adore les morceaux de jazz sud-africain dans ce film, pour moi c’était important de créer des compositions qui sonnent bien avec toute cette musique et il n’y a pas de grands contrastes entre la musique écrite et la musique reprise et utilisée. Sauf Tchaïkovski.
11) Comment procédez-vous pour la mise en musique? Est-ce concomitant à l’écriture du scénario ou bien travaillez-vous très indépendamment l’un de l’autre?
Je travaille souvent quand il y a déjà des rushs ou une version plus au moins montée. Le début n’est pas toujours facile, j’essaye de faire 1 ou 2 morceaux pour comprendre dans quelle direction il faut aller. Parfois, je travaille sans regarder les images pour essayer de faire quelque chose d’inhabituel, parfois Raoul m’appelle comme c’était le cas pour “Exerminate all the Brutes”. Il me dit : -“Fais quelque chose de vraiment nouveau, que t’as jamais fait.”
Je me souviens que suis allé dans un studio tout seul et j’ai enregistré plusieurs violons en improvisant. Et ça a bien marché. En tout cas; c’est devenu un des thèmes principaux de la série. On échange aussi beaucoup avec Alexandra Strauss qui monte tous ces films depuis plusieurs années, déjà. Parfois il faut que je vienne dans la salle de montage pour voir avec elle les images, ça donne un autre regard que quand je suis chez moi.
12) Sur quelles images s’accorde votre création originale et qu’est-ce qui détermine le choix de ces images? Qu’aviez-vous en tête pour écrire votre propre musique qui soutient les images de transports en commun?
Moi, je travaille toujours sur les plans choisis par le réalisateur et la monteuse mais parfois je donne des compositions que j’écris pour le film mais pas pour une scène précise. J’ai travaillé pas mal comme ça pour l’avant-dernier film de Peck – Orwell. J’ai proposé des thèmes et je ne savais pas exactement où il fallait les placer.
13) Qu’est-ce qui vous porte particulièrement dans votre travail avec les cinéastes haïtien Peck et français, P.Bonitzer sinon-nous le supposons maintenant- une amitié fidèle et une confiance dans la création de l’autre? ( Cette année deux films avec eux où votre musique s’inscrit toujours dans un mouvement ou un déplacement)
J’espère qu’ils me font confiance et que je ne fais pas mal mon boulot.
14) Y a-t-il des cinéastes(français ou pas) avec qui vous aimeriez travailler pour continuer à créer et faire jouer votre musique?
Oui, évidemment. Il y a des cinéastes avec qui je voudrais bien travailler. Mais je ne suis pas très connu ici, ni ailleurs donc c’est inutile de donner des noms. Et je veux bien travailler tout court. Je n’ai pas l’impression d’être assez sollicité.
15) Carlos Pereda dans son livre apprentissages de l’exil souligne l’importance dans le lien avec les exilés de ne pas céder à la raison arrogante mais de savoir s’abstenir de parler avec les exilés et de pratiquer l’art de s’interrompre: “Apprendre à guetter les confessions, les lamentations de la personne souffrante qui s’exprime de manière balbutiante voire incohérente”. C’est aussi en un sens le titre de votre groupe en stand by “4’33” et la grâce propre de la BO d’Ernest Cole que de saisir le sens des interruptions et des départs, des bifurcations, des silences et des pauses et en un sens des naissances (“parto” en espagnol signifie à la fois la naissance et le travail qu’elle suppose/ on pense à vos morceaux de 4’33: mouvement, setback, parting.) Depuis votre arrivée en France au début de l’invasion de l’Ukraine en 2022, vous continuez d’interpréter votre musique localement, là où vous vous trouvez, pour l’instant,dans la Drôme, vous donnez des concerts en faveur de l’Ukraine, êtes fidèle au café théâtre de Die, vous continuez tant bien que mal votre travail de musicien dans la violence que subissent dans votre pays d’origine ceux qui critiquent la guerre. Pensons à la mort cet été, suite à son emprisonnement injuste et odieux de Pavel Kouchnir mais aussi de tant de musiciens partis brutalement trop tôt, comme Pavel Karmanov. Toutes les rencontres musicales faites depuis votre arrivée, vous y êtes fidèle en continuant à jouer et faire jouer votre ami contrebassiste Eric Jacot qui a joué avec vous sur ce morceau en 7 épisodes, dense très entraînant et jubilatoire, week-off mais aussi le pianiste Jérémy Bruger et le batteur Bertrand Perrin. Dans quelle mesure diriez-vous aujourd’hui que votre travail est nourri par l’exil , tout à la fois par la mémoire des absents et par les rencontres et retrouvailles qu’il offre, par hasard?
J’essaye juste de survivre.
Suggestions de lectures et d’écoute
- Ernest Cole photographe, E. Cole par R. Peck , denoël 2024
-Apprentissages de l’exil, Carlos Pereda , coll la part des choses, eliott editions, 2022
-Le jazz en respect, essai sur une déroute philosophique, J.Desplat Roger editions MF collection répercussions, 2022
- L’improviste , une lecture du jazz, J. Réda, folio, 1980
La BO du film devrait être disponible courant février
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