Philosophie au présen # 16 mai 2019 - Emission n°9, Cycle philosophie et art. Le cinéma 1 : Franck Borzage

L’amour dans l’œuvre de Frank Borzage
Cinéaste, philosophe et poète, par Isabelle Raviolo
« Frank Borzage est un cinéaste de la subjectivité, qui habitait ses propres acteurs. Il est tout le contraire de Fritz Lang, il ne croit pas à la fatalité. »
Hervé Dumont, Frank BORZAGE, Un romantique à Hollywood (Lumières/ Actes Sud).
Avant de connaître l’apogée de sa carrière avec le chef-d’œuvre mélodramatique L’Adieu aux armes (1932), Frank Borzage signe de loin les meilleurs films du muet tardif (La Femme au corbeau en 1929 marque son dernier film muet), en faisant preuve d’une audace et d’une sensibilité indéniables, tant dans sa réalisation que dans sa direction d’acteurs.
Frank Borzage est un acteur et un réalisateur américain. Son père est italien et sa mère est suisse. Il vient d’un milieu modeste. Né le 23 avril 1893 à Salt Lake City, Frank Borzage meurt le 19 juin 1962 à Hollywood. Il est d’abord comédien dans environ 80 films de western et devient réalisateur à partir de 1915. Il va quitter le genre du western et va développer alors une thématique personnelle : celle du couple amoureux ; et leur amour ne connaît ni jalousie, ni envie, ni infidélité. La foi, la loyauté, la fidélité sont leurs piliers. Il y a toujours entre eux une simplicité enfantine, une merveille de l’infans, de celui qui ne parle pas comme dans ce film muet qui se passe de mots : le corps parle, le geste seul, nu, épuré. L’amour est plus fort que la mort. Quand il nous parle de l’amour il nous fait vivre une expérience intérieure, une conversion du cœur. On est transpercé par cette épure, cette nudité enfantine loin des manipulations et des calculs.
Avec L’Heure suprême, Frank Borzage remporte le tout premier Oscar décerné à un réalisateur et livre son film le plus célèbre et le plus stylisé, souvent comparé à l’autre chef-d’œuvre réalisé la même année, L’Aurore » de F.W. Murnau. En réunissant pour la première fois Janet Gaynor (L’Ange de la rue) et Charles Farrell (Liliom), ce mélodrame exemplaire fait résonner la romance intime avec la grande histoire et la Première Guerre mondiale. Teinté de réalisme magique et d’une atmosphère céleste, L’Heure suprême reste l’une des plus belles expressions cinématographiques du miracle de l’amour.
1°) Le chant de l’amour : le cheminement initiatique du couple
Immense cinéaste américain au rayonnement semblable à celui de Capra et de Ford, Frank Borzage réalisa des films muets et parlants. Eisenstein le considérait parmi les meilleurs réalisateurs avec Griffith et Chaplin. Curieusement, il connaît un long purgatoire cinéphile dans l’après-guerre. Il n’en est sorti qu’il y a vingt-cinq ans à la faveur de restaurations de ses films, de rétrospectives et de parutions de savantes études. On regarde un film de Borzage comme on regarde un tableau de maître : avec patience, recueillement et émerveillement. De cette expérience, le spectateur ne peut sortir que transformé par tant de beauté car il est tout entier requis par la présence des images, leur force plastique, leur harmonie de lumière, leur équilibre parfait. Que dire des cent trois films que Borzage a réalisé sinon qu’ils sont tous plus éblouissants les uns que les autres ?
Ma préférence cependant va à ses films muets, et en particulier à L’heure suprême (1927) à L’Ange de la rue (1928), ainsi qu’à Lucky star (1929), à La femme au corbeau (1929) ou encore Liliom ou Le fils du pendu : tant de grâce, de vie, de pudeur aussi. Deux acteurs borzagiens : Janet Gaynor et Charles Farrell comme des figures emblématiques, captant la lumière, fascinants et merveilleux d’expressions et d’émotion. L’étonnement vient ici de toute l’énergie retenue de ses plans séquence. La narration ouvre toujours au mariage délicat des âmes, au triomphe de l’amour et à la force de l’espérance. Dans ce « triomphe de l’amour », rien de mièvre pourtant. F. Borzage ancre au contraire son scénario dans le réalisme, et choisit des classes sociales humbles. Ses personnages doivent lutter pour survivre ; ils font souvent preuve de courage, de ruse aussi, et toujours d’une grande énergie de vie, et d’un élan de foi. Jamais ils ne renoncent, ne se résignent ; ils se fient plus à leurs sentiments qu’à leur raison. L’amour s’il est mystique, n’est pas éthérée, ou religieux : il est au contraire profondément incarné (épreuve du désir, rencontre des corps). Rien n’est coupé du corps ici, mais tout y revient. Le couple s’unit dans un monde à lui : à la fois très charnel et très spirituel. Borzage filme l’amour qui transcende l’adversité, voire le handicap. C’est le cas de Tim dans Lucky Star, infirme de guerre, qui se met à marcher pour empêcher le départ de la femme qu’il aime. Bien qu’étant une scène ô combien galvaudée dans l’histoire du cinéma Borzage parvient à sublimer la scène par des cadrages enneigés magnifiques, un jeu de lumière qui intensifie les émotions, un montage au cordeau et des acteurs bouleversants.
2°) Le chant de la réalité : la dénonciation de la guerre
F. Borzage a le courage de montrer une réalité très concrète ; et il dénonce la guerre. Dans une Amérique, et une Europe très prudes, Borzage est censuré pour avoir osé détacher l’amour des institutions, des cadres, de normes. Dans L’heure suprême, Seventh Heaven, Les sœurs Vulmir vivent à Montmartre dans des conditions sordides : Nana, l’aînée, alcoolique, fouette sa sœur Diane. Nana, furieuse, le fouet à la main, pourchasse Diane à travers les rues et tente de l’étrangler. Chico, un égoutier, intervient in extremis et maîtrise Nana, qui s’enfuit. Diane tente de se suicider avec un couteau, mais Chico lui sauve la vie une nouvelle fois. Alors que Nana dénonce sa sœur à la police, Chico prend Diane sous sa protection en affirmant qu'elle est sa femme.
Dans l’Ange de la rue, Street angel, c’est dans les quartiers pauvres de Naples qu’une jeune fille, Angela, ne peut payer les soins qu'exige la santé de sa mère grabataire. Après avoir tenté, sans conviction, de mendier et de se prostituer, elle vole de l’argent laissé à un comptoir. Arrêtée, condamnée à un an de pénitencier, elle s’échappe et se précipite chez elle : sa mère est morte. Cernée par la police, elle s'évade par les toits. Recueillie par la troupe d’un petit cirque ambulant dont elle devient l’acrobate vedette, Angela fait la connaissance d'un peintre bohème, Gino, qui veut faire son portrait. Elle accepte à contrecœur mais s’émerveille du résultat : l’œuvre transfigure son visage. Les deux jeunes gens tombent amoureux. Dans L’isolé, Lucky star, La veuve Tucker, ses quatre enfants en bas âge et sa fille Mary vivent pauvrement dans la crasse. L’adolescente subvient aux besoins de sa famille en vendant malhonnêtement les maigres produits de la ferme au village et aux ouvriers des lignes électriques. Il y a là Wrenn, le patron, grossier et séducteur, et Timothy, toujours de corvée... Dans La femme au corbeau, The river, Un bûcheron de l’Alaska, garçon aux mœurs frustes, Allen John Pender, descend le fleuve en péniche. À la hauteur d’un barrage, il assiste à l'arrestation d'un contremaître brutal, Marsdon, qui a tué un homme soupçonné d’entretenir des relations coupables avec sa maîtresse, la belle Rosalee. Marsdon a laissé à celle-ci en gage un corbeau, qui vit à ses côtés dans une cabane au bord du fleuve.
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Avec L’Heure suprême, L’Ange de la rue, Lucky Star et La Femme au corbeau, Frank Borzage explore le thème hollywoodien par excellence : la love story. Mais il parvient à faire du genre cent fois rebattu un art de l’émotion pure, jamais niais ni tire-larmes. Borzage aime filmer les rejetés de la société, victimes de guerre, saltimbanques ou artistes. L’amour émerge donc de la marge mais malgré l’apparent misérabilisme des synopsis ou des premières minutes des films - Diane battue par sa sœur dans L’Heure suprême, Angela poussée au vol et à la prostitution faute d’avoir les moyens de soigner sa mère mourante dans L’Ange de la rue où Mary, la jeune fermière battue par sa mère et contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas dans Lucky Star -, les films de Borzage ne tombent jamais dans le pathos.
L’amour chez Borzage est vecteur d’une ascension morale et spirituelle. Il purifie. L’exemple le plus marquant reste L’Heure suprême, Chico est un égoutier qui travaille sous les pavés le jour et vit sous les toits montmartrois la nuit (le titre original du film est Seventh Heaven). Cette métaphore de l’élévation spirituelle est traduite par une ascension physique : Borzage filme la montée des marches de Chico pour rejoindre sa mansarde au dernier étage, en travelling vertical dans un décor de cage d’escaliers reconstitué sur sept étages (divisé en deux blocs mais le trucage reste invisible au montage). Les toits de Montmartre dans L’Heure suprême, les échasses d’Angela dans L’Ange de la rue, le poteau électrique ou les sommets des vallons dans Lucky Star sont autant de piédestaux à l’amour. En plaçant les amants si hauts physiquement, Borzage en fait des intouchables et leur amour quelque chose d’inaltérable.
Chez Borzage, la passion est aussi le déclencheur d’une forme de renaissance. Dans L’Heure suprême et dans Lucky Star, on assiste à des métamorphoses explicites ou implicites, souvent comiques et émouvantes à la fois, comme lorsque Mary, la chenille en guenilles de Lucky Star, se transforme en papillon blanc et blond rayonnant. Chez Borzage, les amants n’ont de cesse de se revaloriser mutuellement, prenant le contre-pied d’une société qui elle, les accable. On parle souvent chez Borzage d’« anarchisme poétique », sans doute parce que ses amoureux - des marginaux -, font fi des convenances sociales et religieuses par la seule suffisance de leur amour mutuel.
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