Philosophie au présent # 21 mai 2022 - Yann Diener, La langue quotidienne informatisée

Présentation / rencontre avec Diener :
YANN DIENER, LA LANGUE QUOTIDIENNE INFORMATISÉE avec, et sur proposition de, Stéphanie Ronchewski-Degorre, Directrice de programme au Collège international de philosophie.
Présentation YANN DIENER (par Stéphanie Ronchewski-Degorre) :
J’ai connu le psychanalyste, écrivain, chroniqueur à Charlie Hebdo, Yann Diener lorsque j’ai effectué des recherches sur ce qu’on appelle l’hyperactivité. Il est absolument étonnant que ce qu’on appelait un enfant turbulent, un bon petit diable, se soit transformé en un enfant porteur d’un trouble TDAH reconnu comme handicap et donnant droit à des aménagements scolaires. C’est par son livre On agite un enfant (2011) que je l’ai découvert. Le diagnostic de l’hyperactivité est encouragé par les institutions et s’inscrit dans une logique de normalisation par l’évaluation généralisée et se fait en parallèle du développement d’une industrie pharmaceutique qui cautionne la création de nouvelles maladies afin de mieux les traiter chimiquement, en particulier avec la ritaline, pilule de la sagesse ! C’est à partir de là que j’ai décidé de l’inviter à mon séminaire sur la mesure de l’agitation. Dans ce livre il rend bien compte de la menace qui pèse sur la psychanalyse, qu’on transforme en psychothérapie. Dans notre langage on s’habitue à ne plus parler de symptôme mais de handicap avec cette novlang qu’est LMS, langage médico-social.
Donc dans ce livre on comprend déjà le pouvoir du langage et non seulement comment notre quotidien est conditionné par lui, mais aussi notre manière de penser. J’y ai vu une mine pour mon travail de professeur de philosophie au lycée car c’est une manière d’articuler ensemble les enjeux de nombreuses thématiques du programme de terminale, le langage, la psychanalyse avec l’étude de l’inconscient et la politique. Du coup on a organisé une rencontre entre un psychanalyste en chair et en os et des élèves très curieux, des élèves donc avec une agitation intellectuelle heureuse sans problème de concentration.
Présentation LQI, notre langue quotidienne informatisée (2022)
Il est écrit sur le modèle de l’ouvrage de Victor Klemperer, LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, qui sous forme de journal permet de mener une réflexion sur le rôle d’un langage totalitaire en 1947. LQI, notre langue quotidienne informatisée se présente également sous forme de journal/essai, sorte de réflexion à la Montaigne qui part de différentes pistes et d’expressions du quotidien. Il y avait déjà dans son précédent livre les histoires chiffonnées (2019), une invitation à réagir aux montées de l’extrême droite. Un livre qui d’ailleurs a réussi à faire dialoguer littérature philosophie psychanalyse histoire, actualité et notre culture télévisuelle ce qui est fort appréciable. J’ai découvert par exemple que les manteaux pleins de sable pour lutter contre l’hyperactivité n’étaient pas un mythe… épouvantable… chapitre « le marchand de sable est passé » passionnant et drôle.
Depuis, il a entre autres travaillé sur le pouvoir de la langue, pas seulement celui du langage médicosocial qu’on découvre déjà dans On agite un enfant, mais celui qui est imprégné d’une logique informatique, une novlangue qu’il met en rapport avec toute forme de langage totalitaire écrasant la parole au profit de la communication, ce qu’il étudie dans son séminaire que l’on peut suivre actuellement sur la « mâchoire de Freud ». Il y fait un parallèle entre la prothèse de Freud qui l’empêche de parler, et les prothèses linguistiques que l’on se donne aujourd’hui en particulier par le langage imprégné du jargon informatique, On voit que l’appauvrissement du langage comme dans 1984 D’Orwell sur lequel il s’appuie dans son séminaire, contribue à l’appauvrissement de notre pensée et donc à notre possible domination. Il en rend compte dans ton dernier livre LQI, notre langue Quotidienne informatisée. Riche en références et d’une immense actualité, assez rare de prendre une vraie distance avec ce dans quoi on est complètement immergé.
Intérêt pour le livre, LQI : articulation réflexion sur le langage, la prévention contre pensée totalitaire naissante et le rôle de la psychanalyse comme lieu d’une parole libre.
- Réflexion sur cette nouvelle langue informatique banalisée : comment ce qui relève de la technique, d’un moyen au service de l’homme se transforme en une véritable langue mais une langue qui au lieu de créer du lien social, appauvrit la pensée et notre conception de l’humain, nous déshumanise en transformant la parole en communication.
- Notre vie est de plus en plus commandée par des algorithmes (parcoursup !) ; Cf, Chapitre sur l’adolescente de synthèse Tay : prend tout au 1er degré, tient rapidement des propos racistes et violents. L’algorithme (un système de codage totalisant) ne lui a pas appris la métaphore, l’opération de substitution de signifiants, tout se connecte à tout comme dans la paranoïa ou théorie du complot. Cf, Houellebecq, Possibilité d’une île, clonage, impossible d’apprendre l’humour. On a des pistes ici pour répondre de manière originale à une question posée il y a quelques années à l’agrégation de philo : « penser est-ce calculer ? » !
- Humour très présent dans le livre : un humour parfois terrible quand il compare système de codage DSM avec le système de codage des plats Picard ! (p.25) VS psychanalyse qui est une interprétation des symptômes, où chaque cas est singulier
- Le risque totalisant du langage informatisé est soutenu par l’historique fait du mot même ordinateur qui a contre toute attente une origine théologique.
Questions :
- Chapitre « Où sont les corps ? » : une vraie question pédagogique dans une période qui veut tout faire basculer en visioconférence, les cours, les séminaires…
Perte parole, geste mais aussi s’accompagne d’une possibilité d’être surveillé ?
- Peut-on et faut-il résister à ce LQI ? LQI dans lequel il y a QI, manière aussi de classer les gens, surveiller, manipuler… ?
- Y a-t-il des domaines où cette langue ne sévit pas ? On pourrait croire que dans une séance de psychanalyse, or c’est là que tu puises une partie de tes exemples, alors où ? chez les vieux « déconnectés » ?
- P. 74, il est question de crispation identitaire qui se traduit par la volonté de tout classer, une sorte taxinomie clivante avec une volonté d’être dans une tolérance, une ouverture qui se heurte à une augmentation du harcèlement (chez les élèves notamment), de la stigmatisation ? Y a-t-il une même logique de simplification du langage, de réduction des individus sous des étiquettes et d’augmentation de leur vulnérabilité ?
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