Dialogues # 04 février 2023 : Etienne Orsini, Homme de peu de poids
Dialogues #7
Etienne Orsini, Homme de peu de poids
Animateurs : Christine Bessi et Michel Dias, pour le collectif dialogues
Techniciens : Amazir Hamadaïne-Guest
Pour écouter le podcast, c'est ici : https://soundcloud.com/user-657209794/dialogue-2023-02-06-pad?si=f87ed9d1294d439eb7db0475b5e2703c&utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing
1) Présentation de la poésie d’Etienne Orsini
Étienne Orsini, vous avez publié votre premier recueil en 2004, Mais je reviens de l’immobile, et l’ensemble de votre oeuvre principalement au Nouvel Athanor. Préfacier de votre quatrième livre, Salah Stétié salue « des textes brefs, incisifs, disant la présence voilée des choses qui recoupent et traversent notre chemin ». Vos textes sont pudiques et ont vocation à dire non pas seulement le silence des êtres et de la contemplation des choses mais une permanence humble d’un regard sur le monde: la nudité fragile de l’émotion du poète surprenant comme par effraction l’insolite dans sa collecte minutieuse du réel, du banal et du dérisoire. Vous le dites vous-même dans un de vos aphorismes :
“Ecrire, c’est se dévêtir, publier, c’est porter sa nudité comme un pagne.”
Cet aphorisme est on ne peut plus véridique dans votre dernier recueil, que vous publiez aux éditions via domitia, Homme de peu de poids.
Via Domitia ce sont des éditions de poésie qui célèbrent le haïku. (tout fraîchement nées en 2019 et situées à Montpellier). L’occasion de saluer les podcasts de nos camarades de l’Hérault qui offrent dans leurs émissions « Des arpenteurs poétiques » une écoute profonde et pleine des poètes contemporains ou non. Plusieurs de vos poèmes ont été mis en musique par l’ensemble Le Fil du Rêveur.
Vous êtes aussi chanteur dans un choeur de polyphonie corse, A stonda. Et comme cela ne suffit pas, vous êtes aussi photographe. Vous avez exposé plusieurs fois vos photos avec David Jacob à Issy-les-Moulineaux, croisant vos regards et vos clins d’oeil sur le réel. Elles sont souvent accompagnées de titres décalés, dépliant le regard et le sens des signes que nous envoient un paysage, une fenêtre, une flaque. Mais finalement, toutes vos activités se tiennent dans un seul regard souvent malicieux et décalé, plein de gratitude envers le réel, célébrant le halo des choses, leur lumière ou leur profondeur. « Aux grandes surfaces/Nous préférons/Les petites profondeurs », dites vous.
Musique 1 : Txoria txori de Joxean Artze, mis en musique par Mikel Laboa, membre du groupe Ez Dok Amairu.
Hegoak ebaki banizkio / Neria izango zen / Ez zuen aldegingo./Bainan honela / Ez zen gehiago txoria izango./Eta nik,/ Txoria nuen maite./Si je lui avais coupé les ailes / Il aurait été à moi / Il ne serait pas parti/Mais alors / Il n'aurait plus été un oiseau/Et moi,/ C'est l'oiseau que j'aimais
Dans votre poésie, il y a des oiseaux et des insectes éphémères. Vous le dites en plaisantant : votre "œuvre" est une vraie volière… Ca vole de partout ! (Cf. le titre d'un de vos livres : Répondre aux oiseaux). Philippe Jaccottet le dit aussi à la fin de son merveilleux petit livre la promenade sous les arbres: « Les Vérités poétiques sont faites pour le regard prompt et bientôt détourné d’un oiseau sans poids».
Dites-nous donc un peu de votre cantique des oiseaux.
Lecture à deux voix des poèmes d'Etienne Orsini :
X
Mais je reviens de l’immobile, 2004
dans une ville , une courette
et dans la courette, un oiseau
il chante
Cela suffit au matin
X
Un paysage à l’arbre près, ombres et lumières en Custera
le soir venu , je revêts la fenêtre
ses deux battant m’ouvrent à la nuit
Sous mes pieds , les étages s’empilent
Mi homme mi maison, je me hausse
sur la pointe de fondations plus que séculaires
être d’ici
Appartenir au paysage
J’ai fait depuis longtemps
Allégeance aux parfums de ciste et d‘immortelle
J’ai écouté la chouette et suivi la noria des pipistrelles
Endiablées
Ils coiffent l’infini de leurs mains jointes
Je m’abandonne à cette impression d’épilogue
Qui me remet au monde
X
Gravures sur braises
Après d’interminables tractations
Le jour consent à se lever
L’oiseau a le triomphe modeste
X
Kireji, Homme de peu de poids
Avec quelle fulgurance, le haïjin s’en est allé. Dans l’instant il aura vécu. Dans l’instant, il sera parti. Sans bruit, sans préavis, sans signe avant coureu....Une longue maladie ne l’aura pas escorté. D’un coup d’un seul, il nous aura quittés.
Un AVC dis-tu? Et son nom déjà comme un mot-césure.
Apprendre à mourir
Un bien piètre manuel
Cet avécédaire
De son nom latin
Ephemera danica
24h chrono
X
Débusquer des soleils, 2021
J’ai manqué le ciel bleu de 10h
Celui de 14h17 aussi
Ce soir, je manquerai la lune
Et le cri du hibou
Les étoiles sonnantes
Mais jamais trébuchantes
Dans la main de la nuit
X
Je n’ai plus qu’un oiseau en tête
Et ses ailes qui battent
Mes idées en retraite
Lui laissent le chant libre
X
Les oiseaux chantent
À perforer la nuit
Carnet en mains
J’attends
Les instructions de l’aube
La rosée sur les jambes
Et pour battre du jour
La mesure nouvelle
Un cœur d’ornithologue
X
Pour perpétuer les trilles
De l’oiseau qui s’en va
J’ai dérobé le chant de l’aube
Mes mains se sont disjointes
Ma voix s’est libérée
Je l’ai vue saluer
Les dernières étoiles
Par le détour d’une anecdote d’un arbre habité d’oiseaux et la poésie et le dessin de Marcel Bascoulard (1913-1978) et de Robert Marteau ( 1925-2011), faire hospitalité à la voix des oiseaux, accueillir l’étranger en soi. Les oiseaux apposant leur signature au silence : les oiseaux « paraphent » le silence, dit Robert Marteau.
2) Le poète et l'instant, le punctum
Roland Barthes disait du haïku qu’il est « une écriture de l’instant, une écriture absolue de l’instant »; le haïku et le haïbun, qui associe prose et haïku, constitueront la majeure partie de ses premières publications. La forme du haïku, forme fragile ou précaire dit, comme les fragments, les notes ou les formes elliptiques, à la fois le vertige et la profondeur des surfaces, une lumière du réel ( l'étincelle de l'instant ) qui rend sa beauté au monde. Vous posez quant à vous la question dans votre recueil, Débusquer des soleils, Combien d’années-lumière/ Dans un instant-silence ?
Imiter le genre du haïku, c’est en quelque sorte déposer « les éléments de l’incertitude » dit Jaccottet. Faire profession d’incertitude et d’impression non pas de vague, ni de confusion, non plus que de raison ratiocinante, sûre d’elle-même dans sa clarté et sa distinction.
« La poésie est ce chant qu’on l’on ne saisit pas, cet espace où l’on ne peut demeurer, cette clé qu’on peut toujours reperdre. » le dit encore Jaccottet.
Le haïku : “J’ai parlé longuement, dans ce livre, du rêve que j’avais fait, devant certains lieux, d‘une poésie sans images, d’une poésie qui ne fait qu’établir des rapports, sans aucun recours à un autre monde ni à une quelconque explication, comme mon regard au cours d’un voyage en Corrèze, avait été touché par les eaux dans l’herbe, “ sans nom, sans histoire, sans religion.” A ce propos, j’ai cité quelques exemples dans la poésie occidentale, qui étaient loin encore de répondre parfaitement à un tel rêve. Si j’avais connu alors l’admirable ouvrage de Blyth. j’aurais été comblé, au point de n’avoir presque plus rien à faire qu’à citer de ces brefs poèmes dont chacun eût montré, avec une modestie éblouissante, que ce à quoi j’aspirais confusément existait déjà, avait existé dans un lieu et un temps donnés, au sein d’une civilisation précise, en se fondant sur une pensée formulable encore que jamais suffisante. J’aurais eu alors la preuve de ce que je pressentais aussi, qu’une telle transparence, qu’une réduction si souveraine à quelques éléments, ne pouvaient être atteintes qu’au sein d’une état donné dont j'avais d'ailleurs déjà vaguement dessiné les contours : grâce à l’effacement absolu du poète, grâce à un sourire, une patience, une délicatesse fort différente que celle que le christianisme a enseigné au Moyen-âge occidental.”
La promenade sous les arbres, Philippe Jaccottet, édition Le bruit du temps
Lecture des poèmes d'Etienne Orsini
J’avance et le sol se dérobe
Au pas pressant des certitudes
A perte d’oubli
Prends bien garde aux morsures
Des réponses toutes faites
Il ne s’agit pas de mourir
Avant l’heure de la mort
Le coeur
paralysé par le venin de la certitude.
Musique 2 : chant de l’Enfer Dante A ricuccata, la selva oscura/ Dante in paghella, da l’infernu à u Paradisu
Lecture de poèmes d'Etienne Orsini
Je suis entré parfois
Dans le sourire d’une femme
J’y ai connu la joie, le temps
L’espace et l’indulgence
Des années de réponse
A l’ineptie du monde
Et puis voilà que le sourire
Sur moi s’est refermé
Un texte important de Lévinas dans ses mots précis rappelant la primauté de l'éthique et de l'être-pour-autrui donne toute sa force à votre dernier recueil, votre memento mori. Le deuil en tant qu'il est l'événement qui me change radicalement me rend totalement aux autres, me fait l'otage de ceux et celles qui ne sont plus. Chez Levinas, le deuil va au plus loin : il m’arrache à moi-même. Il fait de la mort de l’autre, vécue pleinement, le lieu privilégié de l’expérience éthique. C’est en accompagnant le mourir d’autrui que je suis le plus dans le dessaisissement, donc dans l’éthique, et donc, dans l’amour. cf 4e partie d'Autrement qu'être.
« Le corps n'est ni l'obstacle opposé à l’âme, ni le tombeau qui l'emprisonne, mais ce par quoi le Soi est la susceptibilité même. Passivité extrême de l' « incarnation» - être exposé à la maladie, à la souffrance, à la mort, c'est être exposé à la compassion et, Soi, au don qui coûte. En deçà du zéro de l'inertie et du néant, en déficit d'être en soi et non pas dans l'être, précisément sans lieu où poser la tête, dans le non-lieu et, ainsi, sans condition."
"Il existe une lassitude qui est lassitude de tout et de tous, mais surtout lassitude de soi. Ce qui lasse alors, ce n'est pas une forme particulière de notre vie - notre milieu, parce qu'il est banal et morne, notre entourage, parce qu'il est vulgaire et cruel - la lassitude vise l'existence même.
Au lieu de s'oublier dans la légèreté essentielle du sourire, où l'existence se fait innocemment, où dans sa plénitude même elle flotte comme privée de poids et où, gratuit et gracieux, son épanouissement est comme un évanouissement, l'existence dans la lassitude est comme un rappel d'un engagement à exister, de tout le sérieux, de toute la dureté d'un contrat irrésiliable. Il faut faire quelque chose, il faut entreprendre et aspirer." E. Levinas, De l'existence à l'existant.
3) Etre poète parmi les hommes : faire hospitalité à la voix des autres en polyphonie corse et dans un métier tout entier consacré aux rencontres des poètes et des philosophes: donner un lieu à la pensée et à la parole non utilitaire.
Depuis 2014, vous êtes en charge de la programmation culturelle et poétique de l’Espace Andrée Chedid à Issy-les-Moulineaux. Lieu dédié à la fois à la philosophie et à la poésie, qui a été longtemps sous le maternage de la très regrettée parce-que-très-doucement-Vivante, Anne Dufourmantelle. L’Espace Andrée Chedid, c’est donc un lieu dédié à l’éducation en général, au soin des plus petits et des plus âgés et à l’éducation à la beauté, en particulier.
Lieu intime et familier, ouvert aux rencontres sensibles et humaines, c’est un lieu assez éloigné d’une maison de la poésie vouée à la promotion des poètes reconnus, édités et lus. Lieu d'écoute et de passage, il est pensé comme un lieu de paix, de silence et de beauté au coeur même de la ville.
Lieu proche (« commerce de proximité poétique ») de pratique de l’écriture et de lecture, de l’écoute de la poésie orale brute ou mise en musique. Vous y animez des ateliers d’écriture, y recevez des sessions de performance poétique, des scènes ouvertes, des poètes en résidence, des chercheurs en philosophie sur des thèmes dédiés.
Il semble que l'espace Chedid soit pensé comme cet espace de respiration et de rencontres qui cherche moins à instruire qu'à rencontrer, qu'à reconnaître la différence des modes d'élocution, d'adresse à l'autre, d'écoute plutôt que de façon d'asséner arbitrairement une parole. Les scènes ouvertes, les ateliers d'écriture ? Les conférences de philosophie? Quelles sont les rencontres qui vous ont marqué à l'espace Chedid ? Celle avec Charles Juliet, comme celle d'une rencontre avec un sage d'Asie? Celle avec Alexandre Hollan ? Et tant d'autres ? Pourriez-vous nous les raconter ?
4) Memento mori
- Homme de peu de poids : Le sens de ce titre ? Jeu de mots ? Pied de nez ?
Votre memento mori porte sur le seul véritable scandale, « skandalon » (le trébuchet, l’obstacle contre lequel on bute): la mort ( de maladie, rituelle, imprévisible, violente). Votre recueil n’est donc pas, paradoxalement, un tombeau pour les morts mais une exigence à « ne pas radiner avec la mort » comme vous le dites. Dans une lettre à la reine Elisabeth de mai 1645, Descartes estime qu’il y a en effet devoir à être heureux et non lugubre et obséquieux, il faut entièrement « se délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences et ne s’occuper à imiter que ceux qui , en regardent la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien. Ce n’est pas perdre le temps mais le bien employer »
Vous nous offrez ainsi une méditation presque métaphysique en hommage à la vie, et à la mort qui traverse la vie, sans jamais nous arracher la certitude d'une plénitude, d'une vie pleinement vécue, d'une forme de concentration (comme vous évoquez a contrario le manque de concentration d'un bulletin scolaire, appréciation de peu de poids pour dire une vie précaire, devenue cendres ), une condensation qui fait toute la vérité de l'existence et la force des poètes pour toujours célébrer la vie, si brève soit-elle.
Ce dernier recueil est donc avant tout un puissant remède à la mélancolie. On pourrait croire que ce livre dédié à votre fils, qui porte le nom du bonheur plein, gardant dans son nommer le sourire d’une joie vive, est le livre d’un travail de deuil.
« Dans le travail du deuil, écrit Blanchot dans L'Écriture du désastre, ce n'est pas la douleur qui travaille : elle veille”. Mais il est bien davantage. S’il est sans doute cet effort pour entreprendre et aspirer et surtout à s’arracher à la tristesse, il est avant tout une méditation sur la vie et les sens qu’elle recèle. Votre recueil ne confine, par conséquent, ni au drame ni au tragique et invite encore moins au traité du désespoir ou de la consolation ( comme on en trouve du reste beaucoup et sans doute de trop pesants…. chez les philosophes). Il invite à saisir ainsi par sa forme même ( le haïku), la légèreté de l'existence et le sourire qu'elle nous offre.
"La poésie, qui a pour matériau le langage, est sans doute de tous les arts le plus humain, le moins du-monde, celui dans lequel le produit final demeure le plus proche de la pensée qui l’a inspiré. La durabilité d’un poème est produite par condensation, comme si le langage parlé dans sa plus grande densité, concentré à l’extrême, était poétique en soi" H. Arendt, Condition de l'Homme moderne , 1958
C’est sans doute ainsi, dans ce besoin du fragment, de l’aphorisme ouvert aux interprétations, que vous retrouvez la gravité de l’effort pour désinvestir un être aimé et disparu, celui qui nous arrache à tout narcissisme et exige de peser, en nous allègeant de toute la présence absente de ceux que nous avons rencontrés et aimés. Celui que Mallarmé trace dans un langage pulsionnel, fragile et nu, se saisit de tous les souvenirs de l'enfance emportée trop tôt . La vie est ainsi sauvée de l’oubli par bribes et silences dans le Tombeau pour Anatole et devient une invitation à se surmonter soi-même , “Nous avons su par toi le meilleur de nous-mêmes.”
C'est pourquoi vous dites toujours vouloir retrouver dans la souvenir des morts, la légereté et l'humour des aphorismes de Kafka, cette bonne humeur et dérision du "Luftmensch", qui sait rêver et s'élèver au-dessus des miasmes de l'existence, mêlant toujours la sagesse philosophique et l'ironie qui y président, assorties d'un sens mémorable de la formule.
Fin de l’émission : Chanson yiddish : Kum aher du filozof chanté par Théodore Bikel
Viens par ici, toi le philosophe, avec ta cervelle de moineau, viens à la table du rebbe et acquiers y de la sagesse, tu as conçu un bateau à vapeur et tu fais le fanfaron, le rebbe étale son foulard et marche sur la mer, tu as inventé une montgolfière et pense que tu es un génie, le rebbe moque et le rebbe rit, et il n'a pas besoin de cela, sais-tu ce que fait le rebbe pendant qu'il est assis tout seul, en une minute, il s'envole dans le ciel et y prend son repas de Shabbat.
Télécharger le podcast
DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h