Philosophie au présent # 07 février 2019 - Emission n°5, Carte(s) Blanche(s) : Nancy Huston et François Jullien
Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Arles, Éd. Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2008, 196 pages.
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés », dit Marcel Proust dans Le temps retrouvé. Notre vie, et aussi la vie des autres, car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Nancy Huston pense que ce sont les fictions même qui constituent notre espèce humaine : « Elaborées au long des siècles, ces fictions deviennent, par la foi que nous mettons en elles, notre réalité la plus précieuse et la plus irrécusable. Bien que tissées d’imaginaire, elles engendrent un deuxième niveau de réalité, la réalité humaine, universelle, sous ses avatars si dissemblables dans l’espace et dans le temps. Entée sur ces fictions, constituées par elles, la conscience humaine est une machine fabuleuse… et intrinsèquement fabulatrice. Nous sommes l’espèce fabulatrice. Alors on fait toujours beaucoup de bruit pour rien… : « Pour le meilleur et pour le pire, le propre de notre espèce est de faire, de tout, un tintouin. » (p. 45)
Dans ce treizième essai, l’écrivaine canadienne d’expression anglaise et française, Nancy Huston, s’attaque à l’importante – voire redoutable – question de la quête de sens chez l’homme. Il est vrai que le sujet a souvent été traité, depuis Aristote, en passant par Descartes, saint Augustin ou Jean-Paul Sartre. Mais l’innovation réside ici dans le fait que l’auteure entreprend une analyse sur le sens en passant par le prisme d’une réflexion aiguë sur les rapports entre l’homme et le roman. L’espèce humaine, qu’elle qualifie de « fabulatrice », se différencie des autres par sa capacité de narration, celle d’inventer des histoires pour donner sens au réel qui l’entoure. Rien de bien nouveau diront certains puisque, depuis Homère et les mythologies qui ont traversé l’Histoire, on ne compte plus le nombre d’auteurs qui ont titillé et endossé cette ambition. Telle est d’ailleurs l’impression qui s’impose après la lecture des premières pages du livre. Cependant, au fil des pages, le lecteur se laisse séduire par la grande perspicacité de la réflexion et des analyses de l’auteure, qui rendent justice à la rigueur et au talent qu’on lui connaît.
De la mythologie à la philosophie, en passant par la sociologie, les sciences et les religions, ou encore l’histoire, cet être fabulateur qu’est l’homme n’a eu de cesse de s’attacher à mettre le monde en récit. Voilà ce que rappelle Nancy Huston qui produit un travail bien articulé et qui montre par ailleurs sa grande culture historique. À l’image des mythes, le lecteur découvre que la question du vrai ou faux n’est pas vraiment pertinente dans la conception de l’auteure, mais ce sont les fictions que l’homme crée qui, elles-mêmes, pour et par leur simple existence, comptent et constituent pour l’humain des créations vitales, comme le sont par exemple les besoins alimentaires : « Où est l’espèce humaine ? Dans les fictions qui le constituent […]. Élaborées au long des siècles, ces fictions deviennent, par la foi que nous mettons en elles, notre réalité la plus précieuse et la plus irrécusable. Bien que toutes tissées d’imaginaire, elles engendrent un deuxième niveau de réalité, la réalité humaine, universelle sous ses avatars si dissemblables ni dans l’espace et le temps. Hantée par ces fictions, constituées par elles, la conscience humaine est une machine fabuleuse… et intrinsèquement fabulatrice. Nous sommes l’espèce fabulatrice » (pp. 29-30).
Dans la lignée des conclusions de Claude Lévi-Strauss et des anthropologues et ethnologues du XIXème siècle, Nancy Huston soutient que, en dernière analyse, les humains sont eux-mêmes des fictions, chacun renfermant en son sein des récits qui le définissent et qui lui donnent du sens aux yeux des autres. Elle établit également une grille dans laquelle elle classe ces fictions au fondement de l’être, du « moi », dirait Freud. Nancy Huston isole ce qu’elle nomme les « Arché-textes », récits qui fondent et soutiennent les humains comme espèce et comme communauté. Selon l’auteure, les histoires que l’on raconte à l’enfant placent ce dernier dans plusieurs cercles concentriques – comme la famille, le clan, l’ethnie, l’Église, le pays – qui le font appartenir à un groupe, une communauté, mais qui le placent également en concurrence avec les autres. Ces histoires se confondent justement avec ces « Arché-textes » auxquels elle attribue toutes les déviances, les hostilités, les guerres, les conflits, les pulsions de pouvoir et de domination des humains. Or, ce sont justement la circulation et les échanges qu’établissent les humains entre les fictions qui les constituent qui permettent à l’humain de s’élever au-dessus de ses basses préoccupations et de sa condition, en lui offrant l’occasion de se transcender et de s’enrichir en intégrant les diverses fictions que constitue son ouverture aux autres.
C’est à ce niveau qu’elle considère le roman comme l’objet/outil symbolique, le plus représentatif et le plus efficace, qui permet à l’homme d’avoir bonne connaissance de lui-même et des autres : « Seul le roman combine ces deux éléments que sont la « narration » et la « solitude ». Il épouse la narrativité de chaque existence humaine, mais, tant chez l’auteur que chez le lecteur, exige silence et isolement, autorise interruption, réflexion et reprise. […] Seule de tous les arts, la littérature nous permet d’explorer l’intériorité d’autrui. C’est là son apanage souverain, et sa valeur. Inestimable, irremplaçable ». (pp. 190-191).
Isabelle Raviolo
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